La Charte cantonale à l’épreuve du futur
Lettre de la Fédération N° 32 – Décembre 2023
Les festivités de célébration des 30 ans de la Charte cantonale des centres de loisirs, centres de rencontres, maisons de quartier, jardins Robinson et terrains d’aventures du canton de Genève ont atteint leur point d’orgue le jeudi 16 novembre dernier lors de la table ronde organisée par la FCLR. Sous le titre volontairement provocateur «ASC: est-ce déjà trop tard pour penser l’avenir?», la «fédé», en tant que garante de la charte, voulait stimuler une réflexion collective sur la pertinence actuelle et future de ce texte qui a façonné l’animation socioculturelle genevoise depuis son approbation en 1993, et servi de boussole pour l’action des centres, des bénévoles et des professionnel·les. Désormais âgée de trois décennies, la charte continue-t-elle d’orienter les choix et les valeurs de l’animation socioculturelle genevoise? Est-elle toujours si visionnaire en mettant l’accent sur la prévention primaire, l’action éducative, et l’implication citoyenne? Pour nourrir le débat, cinq intervenant·es issu·es de domaines distincts ont été invité·es à donner leur lecture de ce texte, avant que la parole ne soit donnée à celles et ceux qui font l’animation socioculturelle au quotidien. Retour sur une soirée très attendue.
La table ronde s’est tenue à l’Espace, le tiers lieu d’APRÈS, le réseau de l’économie sociale et solidaire de Genève. Un lieu symbolique pour un événement tout aussi symbolique: la célébration des 30 ans de la charte cantonale, référence clé pour l’animation socioculturelle genevoise (ASC). En effet, l’Espace abrite les locaux du réseau des actrices et acteurs d’une économie plus respectueuse des ressources de la planète et de celles et ceux qui l’habitent. Voilà un vocable qui ne jure en rien avec les mots gravés dans la charte, et ce n’est pas le fruit du hasard, car, nous le verrons, tout a été pensé avec précision par le comité d’organisation de la soirée.
Une atmosphère chargée d’attentes
C’est dans ce cadre évocateur que dès 18h30, les convives emplissent peu à peu l’Espace où résonnent bientôt les voix des actrices et acteurs de l’animation socioculturelle genevoise. L’ambiance est empreinte d’excitation. Les sourires témoignent de l’enthousiasme général à l’idée de célébrer la charte.
Chaque détail a été pensé à la perfection: une table expose la charte, le livre sur les 50 premières années de la FCLR et d’autres documents institutionnels. Des affiches rappelant les points forts de la charte ornent les murs, comme pour renforcer l’idée que cet événement est bien plus qu’une simple célébration: c’est l’occasion de réfléchir dès l’entrée dans la salle à l’importance de ce texte pour l’avenir de l’animation socioculturelle à Genève.
Les convives se rassemblent en petits groupes. Les conversations s’animent. L’excitation monte à mesure que la salle se remplit, l’attente est palpable. Une atmosphère unique se dégage, prélude à une soirée chargée de réflexions profondes. Dans la zone dédiée au débat, cinq chaises soigneusement disposées attendent les intervenant·es. Le décor est planté, place à la table ronde.
Lectures kaléidoscopiques de la charte
Dans une introduction chargée d’humour, Pascal Thurnherr, président de la FCLR, compare, en métaphore, la mission de la FCLR à celle d’une couturière ayant passé de longues années à concevoir une veste avec une poche spéciale capable de contenir la précieuse charte. «Pour celles et ceux qui se demandent à quoi nous servons», précise-t-il. La veste est certainement également un clin d’œil de sa part à la seule petite zone d’ombre de la soirée: la longue liste d’élu·es excusé·es. Mais qu’à cela ne tienne, la salle est comble et Pascal Schouwey, modérateur de la soirée, peut enfin inviter chacun·e des cinq intervenant·es à présenter en «sept minutes chrono» leurs réflexions sur la pertinence de la charte et son rôle dans la société actuelle et future. A commencer par une exploration des utopies et de leurs ancrages possibles dans la réalité.
C’est Aline Sommer Bieler, adjointe scientifique au Département de l’instruction publique, qui ouvre les feux. Il y a 25 ans, elle avait déjà analysé la charte et souligné son utilité dans la validation des projets institutionnels des centres. À la table ronde, elle relève que le texte repose sur plusieurs logiques d’action transversales à toutes les activités de l’animation socioculturelle. Ces logiques comprennent une dimension civique, une orientation vers la coopération et la collectivité, une recherche de l’eudémonisme (le bonheur comme but de la vie humaine), une logique d’innovation et une dimension éducative. «La charte continue de promouvoir des valeurs humanistes fondamentales et de défendre des valeurs égalitaires et intégratives, notamment en favorisant le développement du lien social et de la démocratie participative», indique-t-elle. Cependant, elle souligne aussi que des défis subsistent pour combler le fossé entre ces valeurs et les inégalités croissantes dans la société.
Édith Favoreu, co-directrice du CAS Bonheur dans les organisations de la Haute école de gestion de Genève, insiste, quant à elle, sur l’importance d’agir dès maintenant pour façonner l’avenir. Pour cela, elle explore la notion de bonheur, se référant à l’indicateur du «bonheur national brut» qui se concentre sur neuf domaines d’importance égale et interdépendants pour créer un bien-être collectif: le bien-être psychologique, la santé, l’utilisation du temps, l’éducation, le niveau de vie, la diversité écologique, la diversité culturelle, la bonne gouvernance et la vitalité de la communauté. Elle souligne que les valeurs de la charte favorisent ces domaines, notamment en mettant l’accent sur le développement personnel et collectif. Édith Favoreu aborde aussi la nécessité de développer des compétences socio-émotionnelles, comme la conscience de soi, le développement de soi, la conscience des autres, les relations sociales harmonieuses, et la prise de décisions éthiques pour favoriser la régénérescence des systèmes. «Ces compétences», dit-elle, «sont essentielles pour les professionnel·les de l’animation et les jeunes d’aujourd’hui».
Docteur en sciences politiques, Jérôme Grand est aussi l’auteur de l’ouvrage Par et pour les jeunes qui raconte l’histoire de la création à Puplinge d’une maison de quartier (MQ) autogérée par un groupe de jeunes dont il faisait partie. Avec son ouvrage en filigrane, il rappelle que la réalisation de petites utopies est possible, mais qu’elles nécessitent de maintenir un «lien juste au politique». Il raconte ainsi qu’à l’époque, lui et son équipe avaient réussi à créer ce lien à Puplinge. Et bien qu’ils considéraient avoir réussi ce projet seuls, il n’en était rien, car lorsque le lien a été rompu sept ans plus tard, la MQ a disparu. Pour l’avenir, il identifie trois changements importants: la transition climatique, le creusement des inégalités et l’avènement de l’intelligence artificielle (IA). Ces changements auront un fort impact sur le champ de l’animation socioculturelle et il faudra donc poser des conditions pour les accompagner au mieux. Et de citer entre autres la bonne distance à établir entre le militantisme et l’activité professionnelle, la préservation de la double composante associative et politique au sein de la gouvernance de l’ASC, et enfin la nécessité d’instaurer un revenu inconditionnel pour tous et toutes en réponse au développement de l’IA et de l’automatisation des services.
Voilà pour les utopies… Reste à explorer l’adéquation du dispositif aux nouveaux enjeux.
Pierre Varcher, membre du comité de la maison de quartier de Saint-Jean, souligne d’entrée le risque de transformer la charte en un «mythe fondateur» de l’animation socioculturelle, ce qui la déconnecterait de la réalité. Il rappelle que la charte a été écrite au début des années 90, en réponse à une période de néolibéralisme et de mobilisations politiques. Pour lui, la charte est éminemment politique. Elle défend une vision de la société basée sur des valeurs autres que l’efficience. Il note que la charte a permis de poser des fondements, mais que le système néolibéral prônant l’efficience au moindre coût les a mis à mal. «L’autonomie associative, un pilier de la charte, a été fragilisée par des contrats de prestations et des indicateurs, il faut lutter là contre», lâche-t-il en titillant volontairement le dernier intervenant.
Celui-ci n’est autre que Charles Beer, président de la FASe et ancien Conseiller d’État. Complétant les propos de Pierre Varcher, il constate que depuis 1993, la mondialisation et l’économie de marché ont pesé dans l’évolution du social. Il évoque notamment «l’urbanisation du monde et les changements qu’elle génère sur la cité, la libre circulation des personnes, et la transition climatique» comme autant de défis auxquels l’animation socioculturelle doit faire face. Pour cela, il aborde la «nécessité́ de déployer des actions dans des cadres de contraintes évolutifs», y compris pour les dispositifs de l’animation socioculturelle. Il relève aussi que si la charte reste d’actualité, il est toutefois essentiel de la confronter régulièrement aux nouvelles réalités sociétales, sans en oublier ni l’histoire ni la philosophie, afin qu’elle reste pertinente.
En résumé, pour les intervenant·es, la charte cantonale continue de promouvoir des valeurs humanistes et reste pertinente pour répondre aux défis actuels et futurs de la société genevoise. Cependant, toutes et tous ont souligné la nécessité de la confronter à la réalité pour rester en phase avec les mutations sociales et politiques en cours.
Créer du bonheur
Le modérateur a à peine le temps d’ouvrir la discussion avec le public qu’il est littéralement interrompu par un spectateur à l’enthousiasme débordant. Jeune homme d’une trentaine d’années, animateur en maison de quartier, il remercie abondamment l’auditoire. Il dit être convaincu par tout ce qui a été dit et exprime son sentiment de se sentir désormais moins seul face aux enjeux de l’ASC. Il dit aussi sa conviction que la charte permettra de tout résoudre… quand il est à son tour interrompu par un autre membre du public, visiblement agacé par cette vision «bisounours» de la situation. L’homme exprime son désaccord avec les propos tenus lors de la table ronde. «Les promesses et les mots durent depuis 30 ans et ils ne changent rien. Il faut désormais passer à l’action!», lance-t-il. On apprendra par la suite que ces interventions étaient préparées par deux comédiens de la Cie Caméléon pour pimenter les échanges. Finalement, le débat, le vrai, peut enfin débuter.
Une personne partage son pessimisme quant à la capacité de la société́ à créer du bonheur.Cette préoccupation a suscité des réponses nuancées de la part des intervenant·es. Jérôme Grand, par exemple, a perçu la fin imminente de la logique économique et sociale telle que nous la connaissons. Pour lui, cette période de changement massif peut être interprétée comme une opportunité. Car, bien que l’idée d’un monde idyllique puisse sembler utopique, la disparition de la rémunération basée sur le travail au profit d’un revenu universel pourrait ouvrir la voie à des évolutions positives.
De son côté, Édith Favoreu a confirmé la préoccupation concernant l’état actuel du monde, en mettant en lumière le désespoir et l’anxiété qui touchent les jeunes générations. Elle a plaidé en faveur de la réhabilitation de concepts tels que l’espoir et le pouvoir d’agir. Elle a souligné que les systèmes sont le reflet de nos choix, laissant ainsi entrevoir la possibilité de changements positifs et la nécessité de réévaluer certaines valeurs.
Face aux écrans et à la marchandisation de la société
Que faire face à l’omniprésence des écrans? En réponse à cette question, Édith Favoreu a souligné que la persévérance et la continuité peuvent être des éléments clés pour engager une transformation positive. Elle a suggéré que pour contrer cette omniprésence des écrans, il est essentiel de réattribuer de la valeur aux compétences et aux capacités des jeunes en leur offrant des alternatives concrètes. Dans le public, un travailleur social hors murs (TSHM) de Vernier veut aller plus loin. Il invite notamment à comprendre ces outils au lieu de les diaboliser, mettant en lumière leur formidable efficacité en matière de communication.
Concernant la marchandisation de la société et la perte du collectif, Pierre Varcher s’est montré moins optimiste. Pour y faire face, il a appelé à absolument préserver les valeurs fondamentales, notamment celles de la charte et celles qui animent les 47 centres, pour revenir à l’essence de l’actuel dispositif de l’ASC. Charles Beer a pour sa part mis en garde contre les discours défaitistes et encouragé à faire évoluer les actions auprès des jeunes en intégrant des intervenant·es qui travaillent différemment, avec des écrans par exemple.
Mobiliser les jeunes
Ce soir-là, le public a posé une autre question importante: comment attirer les jeunes vers l’animation socioculturelle, alors que l’engagement de la jeunesse semble en déclin? Un TSHM de Vernier a exprimé sa préoccupation quant à la difficulté d’impliquer les jeunes dans les comités, notant un écart croissant entre les jeunes et le monde de l’animation. Pour lui, les jeunes semblent de plus en plus individualistes et peu enclins à s’investir dans des projets à long terme.
Un ancien responsable scout a relevé que les autorités locales et cantonales limitent parfois l’émergence de valeurs encourageant l’action citoyenne. Il a plaidé en faveur de l’initiative citoyenne, estimant qu’il ne faut pas toujours attendre que les autorités prennent l’initiative, et plutôt encourager les habitant·es à agir ensemble pour le bien de tout le monde. Il a également mis en avant l’importance des réseaux sociaux pour motiver les jeunes. Par exemple en créant des groupes de messagerie dédiés aux projets ou aux MQ, ou en demandant aux jeunes de co-animer les comptes de réseaux sociaux de ces dernières.
Abordant la question de l’âge et de l’engagement politique, Jérôme Grand note que les jeunes de 12 à 15 ans sont souvent motivés par des actions à court terme dans leur quartier. Il a donc plaidé pour l’introduction de la participation citoyenne dans leur expérience. Pour cela, il faudrait les sensibiliser à l’importance de s’impliquer dans la vie de la communauté, en commençant par de petits projets qui peuvent conduire à des engagements plus durables. Enfin, il a noté que les politiques devraient soutenir les jeunes en fonction de leurs besoins et se montrer prêt·es à sortir parfois du cadre établi.
Esquisser le chemin vers une société plus résiliente
En conclusion, la table ronde organisée à l’occasion des 30 ans de la Charte cantonale a été l’occasion de réfléchir à l’avenir de l’animation socioculturelle. Les débats se sont naturellement ouverts aux enjeux globaux et aux nombreux questionnements sociétaux de notre monde en transition. De l’omniprésence des écrans à l’arrivée en force de l’IA, de la crise climatique à celle de la précarité, du mal être d’une jeunesse en quête d’identité à la préoccupation d’un futur, où le revenu inconditionnel se profile comme une évidence… tous les enjeux de notre époque ont trouvé écho. Certain·es auraient pu y voir un glissement du débat du soir. Il n’en est rien. La soirée souligne au contraire l’importance des valeurs que véhiculent la charte et leur potentiel pour servir de guide à l’ASC, aujourd’hui et demain, comme hier.
L’animation socioculturelle, en tant qu’action sociale ancrée dans les communautés locales, a un rôle crucial à jouer pour mobiliser les habitant·es, favoriser le changement social et cultiver le bien-être individuel et collectif. Sans apporter de réponses toutes faites aux enjeux sociétaux actuels, la charte permet d’esquisser les chemins vers l’espoir de voir enfin naître une société plus résiliente, basée sur l’indice du bonheur plutôt que sur l’argent et la performance. La table ronde a été un appel unanime à défendre les valeurs fondamentales de la charte pour anticiper les changements à venir et atténuer leur inévitable lot de précarité et d’exclusion sociale.