Repousser les murs pour se rencontrer

L’Ethnopoly – Crédit Cédric Scholl / MQ des Libellules

Les maisons de quartier sont loin d’être des lieux fermés sur eux-mêmes. Quels que soient leurs locaux, exigus, vétustes ou neufs, les centres de loisirs sont avant tout des structures qui portent en eux des valeurs, une histoire, les habitudes de tout un quartier. Le rapport de la Cour des comptes, en 2021, avait relevé que les activités «hors les murs», tout public, «à proximité directe de quartiers populaires (anciens ou nouveaux) dont les habitant·es ne fréquentent pas les centres»[1] sont celles qui génèrent le plus de lien social. Cette cohésion, le sociologue Sandro Cattacin[2] la qualifie «d’appartenance d’en bas».

Les actions d’animation aux alentours des locaux – activités de cirque, fêtes ou spectacles – ont lieu sur ce territoire qui n’est plus la maison de quartier mais qui la prolonge. Et elles ont des retombées concrètes : à la fois signe d’appartenance et soupape de sécurité. Après un premier article paru dans la newsletter de mars 2022, nous revenons sur ces actions délocalisées à travers le témoignage de trois centres : la maison de quartier des Libellules, l’ATB et la maison de quartier de Vieusseux. Quel est le sens de ces actions pour la population et pour les équipes ? Comment se mettent-elles en place ? Comment sont-elles choisies ? C’est ce que nous avons voulu explorer…

Avant de pouvoir délocaliser ses actions sur le territoire, «la maison de quartier constitue un point d’ancrage dans le quartier. Elle est en contact régulier avec nombre de partenaires locaux et assume un rôle de courroie de transmission»[3]. Il y a là une porte qu’on a la possibilité de pousser. Le centre est donc un repère identifié sur ce territoire aux contours flous qu’est le quartier. Parfois, les maisons de quartier ont des locaux exigus ou temporaires. Il faut composer avec et en sortir, savoir s’en éloigner.

La maison de quartier des Libellules, à Vernier, se situe sur un territoire en mutation. Depuis la pandémie, elle occupe des locaux provisoires… de 30 m². Après les 300 m² auxquelles équipe, publics et comité étaient habitués, c’est pour le moins étroit et tout le monde attend d’emménager dans un nouvel espace avec impatience. Ce sera chose faite à l’horizon de la rentrée scolaire. En attendant, l’équipe d’animation et le comité organisent des actions pour asseoir leur présence à Coupe Gordon Bennett et devant les barres d’immeubles des Libellules. L’idée de leur démarche est simple : les animateurs et animatrices se déplacent avec un triporteur cargo rempli de jeux et de matériel de cirque. Un moniteur a été formé pour cette activité. Cette animation de cirque est devenue un vrai rendez-vous pour les enfants.

Crédit Cédric Scholl / MQ des Libellules

«Nous allons devant les immeubles, dans cet espace ouvert, avec du matériel de jonglage, des cerceaux, des quilles», raconte Cédric Scholl, animateur ici depuis onze ans. «Dès qu’il fait beau, les parents amènent les enfants à l’heure dite et l’habitude s’installe. C’est une bonne chose parce que ça se prolonge de semaine en semaine. Et notre présence déclenche des rencontres, des liens. Quand un enfant est malade, par exemple, et qu’il ne peut pas participer, il y a de la déception». Gabriel Carnino, co-président du comité des Libellules, ajoute : «La taille de nos locaux nous a encouragés à nous montrer créatifs : comme on a peu de place dans ce lieu provisoire, on a dû développer de nouvelles activités. Quand la maison de quartier entrera dans ses nouveaux locaux, nous souhaitons continuer à venir ici, devant l’immeuble des Libellules. Et pour ça, l’action autour du triporteur est formidable». Chaque structure improvise, s’adapte, trouve de nouvelles idées au gré des circonstances et bien sûr des besoins des habitant·es du quartier.

Un lien au quotidien

Pour connaître les besoins des habitant·es, spécifiques à chaque quartier, il faut un lien solide, tissé dans la durée. Grâce à cette complicité de longue date, les animateurs et animatrices sont connu·es du voisinage. À l’ATB, centre de jeunes à la rue des Battoirs, qui existe depuis 1991, l’équipe d’animation et le comité tissent cet invisible mais solide lien social. Laurent Wicht est professeur à la Haute école du travail social de Genève. Et en tant que président du comité de l’ATB, il décrit une réalité à l’extrême opposé de la théorie : «Ici, on ne fait pas d’études sociologiques. C’est un lien au quotidien qu’entretiennent les équipes de l’ATB avec le public. Même si parfois il y a des tensions, l’équipe garde un lien permanent avec les ados, mais aussi avec les personnes qui se plaignent des ados. C’est une observation permanente grâce à la grande immersion de l’équipe dans le quartier. Un centre, ce n’est pas quatre murs. On vit dans le quartier. Si les actions en dehors se justifient, on le fait, mais ce n’est pas un but en soi. C’est un travail sur mesure qui doit répondre aux besoins du quartier dont on s’occupe». Et non aux agendas politiques.

Aux Libellules, Gabriel Carnino perçoit encore une autre dimension dans cette présence : «Il arrive qu’un·e professionnel·le serve de paratonnerre. Puisque parfois les enfants reçoivent les foudres d’un voisin. Les professionnel·les de l’animation peuvent prendre du recul, ils·elles ont une posture différente de celle des parents». Lorsque des tensions émergent, par exemple avec des personnes du voisinage à cause du bruit, les animateurs et animatrices ont un rôle de médiation et peuvent aller à la rencontre des différentes personnes. Ce rôle de médiation prend tout son sens en dehors des locaux, sur le bitume du quartier ou dans les parcs. Quand l’équipe d’animation est là, dans ces espaces collectifs, souvent la parole se libère.

L’importance de l’informel

Mais comment choisit-on de mettre sur pied telle ou telle action ? Une fête ? Des grillades ? Un concert ? Dans les trois centres interrogés, les échanges informels jouent un grand rôle pour définir ces initiatives : tous ces moments de discussion, sur le trottoir ou dans le centre, ces moments où on se rencontre, on parle. Puisqu’on se connaît au quotidien, dans une relation continue, la discussion coule de source. «La plupart des besoins et problématiques sont amenés par les habitants et habitantes du quartier», explique Angel Garcia, animateur à Vieusseux depuis trois ans. «Avec le comité, on se demande ensuite si c’est nécessaire, judicieux, si on a le temps, le budget, etc. Mais parfois, ça se passe différemment. Par exemple, un groupe d’ado est venu au centre pour nous demander si on pouvait mettre en place un service à la personne pour les aîné·es du quartier».

D’autres fois encore, c’est l’environnement extérieur qui guide des actions. Comme dans le cas de l’aménagement du square tout près de l’ATB. Giordano Furlanetto, animateur depuis 1991 raconte : «Ce square était un endroit utilisé à la base comme place de jeux pour les enfants, puis ça a été délaissé et c’est devenu plutôt un parc à chiens… Le quartier manque d’un lieu pour que les habitant·es se rencontrent. On a entendu ça et on a créé un projet participatif avec la ville».

Les rituels : pour se sentir un collectif

Pour alimenter ces échanges informels, rien de tel que les fêtes ou événements récurrents, ce que le sociologue Sandro Cattacin appelle «des rituels d’inclusion territoriale». Ce sont ces fêtes – de quartier, de village ou de ville – qui permettent, quand personne n’en est exclu, de développer un sentiment d’appartenance. «Ces festivités ont les caractéristiques d’un rituel», expose-t-il. «On est nerveux avant que ça commence, car tout doit être prêt ; puis, quand la fête commence, il y a une effervescence. Et il y a des émotions : les odeurs de la nourriture, le bruit, etc. Et tout le monde vit ces mêmes émotions au même moment».

À Vieusseux, l’équipe organise régulièrement une fête de quartier ou des grillades à proximité des locaux. «Grâce à ces actions, les gens sortent de chez eux», raconte Christine Borner-Gueret, présidente du comité. «Certaines personnes, plus timides et qui n’oseraient pas venir dans nos locaux, viennent nous voir. À l’extérieur, ça engage moins».  Ça engage moins les personnes, mais par contre, ça libère la conversation. «La discussion, le contact, c’est la base»! Ces rituels, là aussi, deviennent des repères pour la population.

Crédit Angel Garcia / MQ Vieusseux

Parfois, ces rituels s’apparentent même à des rites de passage, comme c’est le cas pour l’Ethnopoly[4] aux Libellules. «L’Ethnopoly, c’est une grosse organisation avec deux écoles», explique Gabriel Carnino. «Cet événement est fermement attendu par les élèves : ils savent qu’arrivés en 8P, ils vont passer une journée à parcourir le quartier à travers un itinéraire qui les familiarise avec des métiers. Ils entrent chez les voisins et découvrent la zone industrielle qu’ils ne connaissent que comme un lieu de passage. Pour certains jeunes qui viennent de familles en difficulté, c’est l’occasion de rencontrer des gens sympas, de prendre conscience des richesses culturelles de leur quartier, d’en avoir une image positive. C’est une expérience marquante».

Pour cet été, l’équipe d’animation et le comité ont décidé de lancer un projet pilote : des matches d’improvisation théâtrale. Là aussi, pour développer une vision positive, «s’affronter», s’exprimer et donner son avis à travers le théâtre plutôt que dans la violence. Ce genre d’ouverture permet de se décentrer, d’ouvrir des horizons. Plutôt que de se battre avec les jeunes du quartier voisin, il s’agit d’amener chacun·e à accepter l’autre, dans toute sa différence.

Ces rituels, la population en redemande. Et pour les équipes des maisons de quartier et centres de loisirs, le but est atteint dès que les gens se rencontrent, tout simplement. De plus, ces actions font connaître le centre. «C’est un moyen de communiquer. Ces actions nous permettent d’être vus et reconnus, d’aller à la rencontre des habitant·es, de celles et ceux qui nous connaissent mal», dit Angel Garcia. «Ensuite, les gens viennent dans nos locaux et savent que la porte est toujours ouverte». Car il y a parfois des noyaux qui se forment dans la population, de personnes qui ne viennent pas ou moins au centre. Par exemple, les mamans qui s’occupent des enfants ou bien les personnes qui travaillent jusqu’à 19h et qui n’ont pas la possibilité de venir durant les heures d’ouverture en journée.

Aux Libellules, Cédric Scholl pointe aussi du doigt une autre difficulté. «Pour le public féminin, c’est plus compliqué de venir. Il faut désamorcer les dangers, la peur que les filles soient confrontées à des situations que les parents ne souhaitent pas. Mais ce n’est pas le cas, parce qu’on est là, on veille au grain». Face à ce genre de réticence, le bouche à oreille permet souvent de lever les craintes, car les animateurs et animatrices ont vu grandir certains enfants, instaurant une relation de confiance avec les parents.

Les actions hors les murs sont donc un moyen de faire venir le public dans les murs. Il ne s’agit pas de vider les locaux, mais bien de les remplir. Et puis, à l’extérieur, on continue de préserver l’esprit du lieu, d’une manière ou d’une autre. Pour Cédric Scholl, par exemple, cet esprit repose sur les valeurs : «C’est le cadre de notre action : cet ensemble de valeurs sur lesquelles on est intransigeant. Ce sont des valeurs de base comme l’intergénérationnel, la complémentarité des publics. À l’extérieur, on peut rappeler à celles et ceux avec qui on travaille que ces valeurs nous construisent. Les gens les comprennent très vite, car elles sont simples». À l’ATB, l’identification passe par un simple tee-shirt. «Comme nous avons des tout petits locaux, on intervient sur plusieurs autres lieux du quartier pour les activités», explique Giordano Furlanetto. «Et les personnes qui fréquentent ces activités se sentent faire partie de l’entité qu’est l’ATB. Dans ces lieux, les jeunes sont fiers de porter le tee-shirt du centre. Ils s’identifient, se sentent dans un collectif même s’ils ne se connaissent pas encore».

Les centres sont donc des points de repère bien au-delà des locaux : c’est «l’appartenance d’en bas», dont parle Sandro Cattacin. Cette appartenance-là privilégie la diversité, le pluralisme, ce n’est pas une appartenance imposée par un pouvoir, d’en haut. «L’appartenance qui vient d’en bas, ajoute le sociologue, est liée à un territoire. Si je me sens bien dans cet endroit, je m’investis, j’ai envie de le soigner. Il y a un lien entre appartenance et civisme». Quand on parvient à provoquer ce sentiment par la simple rencontre de l’autre, alors on développe un ancrage, on n’est pas quelqu’un de passage sur un territoire qui nous indiffère, on habite ici.

Mais trop s’identifier à son quartier peut aussi conduire au rejet de l’inconnu venant d’un autre quartier par exemple. L’équilibre est fragile. Les animateurs et animatrices, épaulé·es par leur comité, évoluent sur ce fil au quotidien. Les actions hors les murs, qu’elles soient créatives ou festives, contribuent à rassembler jeunes et moins jeunes d’ici et de plus loin autour d’un idéal : faire lien et société avec l’autre.

En savoir plus

Lire la synthèse du rapport d’évaluation «Évaluation de l’animation socioculturelle – activités tout public et cohésion sociale» (5 pages)

Écouter le Podcast: Conférence de Sandro Cattacin «Et si le sentiment d’appartenance était la clé du vivre-ensemble ?» https://www.leenaards.ch/rendez-vous/podcast-conference-de-sandro-cattacin-et-si-le-sentiment-dappartenance-etait-la-cle-du-vivre-ensemble/

«Créer la ville. Rituels territorialisés d’inclusion des différences», Sandro Cattacin, Fiorenza Gamba et Bob B. White (Éditions Les Presses de l’Université de Montréal et Seismo, 2022).

Lire «Portrait social de quartier Plainpalais – Jonction», publication de la Ville de Genève : https://www.geneve.ch/fr/publication/portrait-social-quartier-plainpalais-jonction


[1] «L’animation socioculturelle – Activités tout public et cohésion sociale, rapport d’évaluation n°166», Cour des comptes (2021). https://cdc-ge.ch/publications/evaluation-de-lanimation-socioculturelle-activites-tout-public-et-cohesion-sociale/

[2] «Et si le sentiment d’appartenance était la clé du vivre-ensemble?», Conférence à la Fondation Leenaards, de Sandro Cattacin – professeur au Département de sociologie de l’Université de Genève, 2022. Les thématiques de recherche de Sandro Cattacin sont la politique et la sociologie urbaine, les politiques sociales et de la santé, et la mobilité internationale. Accessible en ligne https://www.leenaards.ch/rendez-vous/conference-de-sandro-cattacin-et-si-le-sentiment-dappartenance-etait-la-cle-du-vivre-ensemble/

[3] «Portrait social de quartier Plainpalais – Jonction», publication du Département de la cohésion sociale et de la solidarité de la Ville de Genève, 2018 https://www.geneve.ch/fr/publication/portrait-social-quartier-plainpalais-jonction

[4]  Jeu interactif et intergénérationnel qui permet aux participant·es d’aller à la découverte de la diversité sociale et culturelle des habitant·es et des institutions de leur quartier, www.ethnopoly.ch

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