Visioconférence et télétravail : l’animation socioculturelle à l’ère 2.0

Visioconférence et télétravail : l’animation socioculturelle à l’ère 2.0
Illustration ©Thot Cursus

Lettre de la Fédération n° 22 – Février 2021

La Lettre de la fédération de mai 2020 s’était penchée sur la manière dont les centres d’animation socioculturelle avaient réagi pendant le semi-confinement du printemps, et sur la créativité qu’ils avaient déployée pour rester en contact avec les habitant.e.s. Au-delà de la multitude d’activités   qui avaient émergé pour garder les quartiers vivants, on y évoquait brièvement ce que, du jour au lendemain, il avait fallu mettre en œuvre pour « se familiariser avec un nouvel environnement de travail (à la maison) et de nouveaux outils comme les zoom ou les skype pour rester en lien avec le reste de l’équipe ».
Presqu’une année est passée et la vie n’a pas repris son cours d’avant. Au gré d’une situation mouvante et des contraintes sanitaires limitant plus ou moins mouvements et rassemblements, les centres ont adapté leur mode de fonctionnement au quotidien. Equipes et comités travaillent différemment. Le virtuel y a une place. La plus petite possible.

Car ici, dans les lieux du lien social, passer au 2.0, c’est comme revenir à la 2D après n’avoir connu que la 4D. A l’écran, tout est sans relief : « c’est tellement moins ! », constate Florence Charvoz, animatrice à la MQ Asters-Servette. Les relations humaines sont certes augmentées par la compression de l’espace : on est capable de se parler et de se voir sans être ensemble au même endroit. Mais elles sont sérieusement amputées de ce qui fait leur sel : le toucher et le ressenti, toute l’épaisseur physique et émotionnelle des êtres de chair et d’os avec lesquels on est en lien. On se parle, oui. Mais s’écoute-t-on ? Débat-on ? Construit-on ? Retour d’expériences du Passage 41, de la maison de quartier Asters-Servette et du centre de loisirs et de rencontres du Grand-Saconnex.

La première fois, on ne comprend rien ou pas grand-chose, on déplace son clavier, on clique sur des trucs, on cherche les commandes pour activer le son, la caméra. Et puis aussi le casque à connecter, pour ne pas déranger l’autre qui essaie de se concentrer dans la pièce à côté. La lumière n’est pas bonne, on se trouve un teint livide et on se dit que, là derrière soi, zut, on a oublié de cacher la pile de linge (que vont bien penser les collègues?)… Pendant que Lorenzo « accueille » tout le monde, Zoé envoie un message via le « chat » (prononcez « t’chat ») avec le lien pour télécharger les documents dont on va parler pendant la réunion. « Vous voyez mon écran, là ? Ah, mais c’est génial ! »… Bienvenue en « distanciel » !

Si dans de nombreux secteurs d’activité, le passage au travail en mode virtuel est depuis longtemps perçu comme une évolution normale, facilitée par la multitude d’outils numériques et la capacité technique de transporter toujours plus d’informations via la 3 puis la 4, voire la 5G, c’est plutôt par dépit que les centres d’animation socioculturelle ont dû s’y résoudre depuis le printemps dernier. Et encore, ne l’ont-ils fait que très partiellement.

« Et comme ça, tu m’entends mieux ? »

Les outils de visioconférence et de messagerie instantanée sont nombreux, plus ou moins intuitifs et ergonomiques. Leur introduction dans les centres, comme dans n’importe quel environnement de travail, a requis une phase d’apprentissage et d’appropriation de la technique et des usages : apprendre à parler chacun.e son tour, préparer ce que l’on veut dire, couper son micro quand on ne parle pas pour éviter les bruits parasites, etc.

Ce passage a sûrement été plus naturel dans les équipes qu’au sein des comités. Lorsque le centre de loisirs et de rencontres Grand-Saconnex a fermé en mars passé, « l’équipe s’est très vite organisée techniquement pour que tout le monde puisse avoir accès depuis la maison au serveur et aux documents et on a découvert les outils numériques », explique Annelise Marti, animatrice. Pendant le semi-confinement, l’équipe a ensuite énormément fonctionné en visioconférence, avec des réunions et colloques plusieurs fois par jour. Depuis, il y a moins de « visio » et les professionnel.le.s s’organisent pour ne pas que tout le monde soit dans les locaux au même moment. D’autant plus qu’au fil des mois, l’équipe s’est aussi rendu compte que le télétravail pouvait être efficace, notamment pour travailler sur des tâches qui demandent du calme, comme l’écriture d’un rapport. La question du télétravail s’était posée avant l’arrivée du virus. Cette période l’a légitimé et l’équipe s’en est saisi en confiance : « on s’organise et on s’informe », conclut-elle.

Au Passage 41, « l’équipe a d’abord fonctionné en visioconférence », explique Djamila Zuber, la présidente. Mais ce n’était pas la même chose. « Les gens avaient besoin d’être ensemble, de voir si leurs collègues allaient bien. » Ce soin contribue naturellement à la santé du collectif, cette attention est particulièrement importante en temps de crise.

L’équipe de la maison de quartier Asters-Servette ne s’est réunie en visioconférence qu’en dernier recours, quand il n’était plus possible d’entrer dans les locaux. Autrement, les colloques ont lieu à la MQ, dans la grande salle qui permet de respecter la distanciation physique.

Au niveau des comités, la question se pose différemment. Pour les plus timides, la visioconférence peut lever la pression du groupe et libérer la parole. Mais en présentiel, le langage non verbal des personnes qui s’expriment peu « s’entend » mieux, se perçoit mieux. Match nul.

La visioconférence comprime l’espace et les distances. En bien des occasions, cela permet-il de se rendre plus facilement disponible, sans la contrainte du déplacement ? L’excellente fréquentation des AG de la FCLR en 2020 en témoigne. Mais dans les centres, c’est une autre affaire.

Patricia Moret Calpini, présidente de la MQ Asters-Servette, relève que deux membres du comité sont par ailleurs des élu.e.s, particulièrement sollicité.e.s à cause de la situation : « il était donc difficile de trouver les moments pour avoir tout le monde dans des visioconférences ». 

Au Grand-Saconnex, le comité a très peu utilisé les outils numériques : « c’était difficile pour certain.e.s membres de fonctionner depuis la maison, au milieu de la vie familiale pour faire des séances de deux heures », précise Annelise Marti. « On a quand même tenté une séance par zoom après deux mois. Mais c’était une véritable cacophonie car personne ne s’écoutait ! Hormis le fait de se voir, ce dont nous avions besoin, c’était très compliqué de faire une réunion dans ces conditions », se souvient Anne-Claude Gex, co-présidente du Grand-Saconnex. Le comité s’est finalement retrouvé en juin, au centre, pour discuter du programme de fin d’année, et partager un moment de convivialité dehors autour d’un verre.  Outre la question de la maîtrise technique des outils, « les bénévoles du comité s’engagent avant tout pour l’action et le lien, plus que pour la gestion quotidienne de la MQ », rappelle Florence Charvoz, animatrice à la MQ Asters-Servette.

Ainsi, dans les trois centres, les réunions de comité ont été soit suspendues, soit restreintes pendant une bonne partie de l’année 2020.

Connecter équipe et comité

Pendant la période critique de fermeture des centres, les trois centres ont tous instauré un fonctionnement d’urgence par téléphone entre équipe et un.e ou deux membres du comité, des groupes sur les messageries instantanées et l’email.

Mais ensuite, Djamila Zuber raconte que « dès lors que le centre a pu rouvrir, nous nous sommes organisées avec la trésorière et la coordinatrice pour nous voir. Nous avons une grande salle, nous nous mettions chacune à une table en respectant les consignes sanitaires. Puis nous transmettions les informations aux autres membres du comité par téléphone ou par email ». Elle s’est rendue très souvent au centre pour voir l’équipe et s’assurer qu’elle allait bien : « ce qui manque à tout le monde aujourd’hui, c’est de pouvoir se taper sur l’épaule, de sentir ce qui a changé chez l’autre. Passer au centre me rassure, me permet de garder mon humanité ».

Dans ces trois centres, les présidentes ont insisté sur la solidité de l’équipe, et sur la qualité du lien de confiance, l’entente et le respect au sein de l’équipe et entre équipe et comité. Une chance saluée et particulièrement appréciée : « c’est précieux, surtout dans ces circonstances », relève avec enthousiasme Anne-Claude Gex. Les comités ont pu se reposer sur les équipes, dans l’action comme dans l’organisation interne pour tenir compte des besoins spécifiques des comités et de chaque membre de l’équipe (personnes fragiles, personnes nouvellement embauchées, etc.).

Les  assemblées générales en 2020 ? Toutes sauf virtuelles !

Le Passage 41 l’a faite par courrier. « Nous avons peu de membres individuel.le.s. Nos membres sont surtout d’autres associations », explique Djamila Zuber. « Pour l’AG, nous avons donc envoyé un courrier à tout le monde avec un bulletin de vote à retourner au centre. »

Que ce soit au Grand-Saconnex ou aux Asters-Servette, il n’était pas question d’organiser l’AG autrement qu’« en vrai ». Les deux centres ont attendu que les mesures sanitaires se détendent, à la fin de l’été, pour réunir les membres dans les locaux, quitte à réduire la voilure. « Il n’y avait pas beaucoup de monde car certaines personnes étaient inquiètes mais c’était bien de se voir avec celles qui étaient là », se réjouit Patricia Moret Calpini. Car « sans un moment festif ni la convivialité, ces temps associatifs ne font pas vraiment sens », complète Florence Charvoz.

Comment les choses évolueront-elles en 2021 ? Il est bien possible que la donne change : plusieurs centres ont en effet déjà prévu de tenir leur AG en visioconférence.

Une invasion barbare

Dans les interactions quotidiennes d’un centre, beaucoup de choses se passent hors des réunions, dans l’informel, lorsqu’on se croise dans les couloirs ou devant un café. On y cale un rendez-vous, on ajuste la réponse à telle demande, on clarifie un détail de la prochaine fête du quartier, etc. Avec la fermeture des centres puis le développement du télétravail, cet informel-là a dû se formaliser d’une manière ou d’une autre. On s’est appelé, on s’est réuni virtuellement et/ou on s’est écrit beaucoup plus qu’avant. Au risque du trop plein.

Ainsi, l’apprentissage des outils numériques, c’est aussi apprendre à s’en déprendre. Car, le piège, c’est de ne plus savoir s’arrêter. Dans un même centre, il peut y avoir de multiples groupes de discussion sur WhatsApp. Lorsque c’est le cas, on est tenté de communiquer plus et à tout moment, les soirs, les week-end, etc. La discipline est difficile. De Zoom en WhatsApp, le travail s’est installé de plus en plus insidieusement dans la vie privée. « Parfois, l’un.e ou l’autre dit stop et annonce qu’il ou elle décroche pour plusieurs heures », explique Annelise Marti.

Un théâtre d’ombres

Pour beaucoup, l’interaction par écran est moins spontanée, et beaucoup moins conviviale. La concentration demandée est différente : « On peut se laisser distraire par mille choses chez soi : le chat qui vous miaule entre les jambes, l’appel de la cafetière », analyse Djamila Zuber. Du côté de la MQ Asters-Servette, Florence Charvoz a au contraire trouvé que pendant les séances virtuelles du confinement, l’équipe avait peut-être été plus efficace et plus concentrée.

Le format de la visioconférence se prête aussi bien à la transmission d’information, par exemple lorsque la FASe explique les plans de protection. Mais c’est une toute autre chose pour les colloques d’équipe. « Dans les zoom, on ne construit pas une réflexion, on traite les dossiers », estime Florence Charvoz. « On est dans la représentation plus que dans l’échange. »

De plus, « ce n’est pas facile d’aborder des sujets chauds par zoom ou skype quand on ne peut pas percevoir ce qui se joue dans le non-verbal. Les échanges sont neutres, aseptisés », souligne Annelise Marti. L’auto-censure est de mise. C’est parfois utile et parfois dommage. Il en est de même lorsqu’il faut débattre, construire une réflexion commune : « La co-construction nécessite des échanges vivants, qui sont difficiles par zoom », ajoute-t-elle.

Lorsque tous les contacts deviennent virtuels, sans se rencontrer ni échanger en présence, « les éléments de discussion ou de décision ne sont plus appropriés par tout le monde, on ne construit pas la réflexion collective de la même manière. Dans l’échange oral, en présence, d’autres réflexivités se jouent, mêlant l’émotionnel, qui permettent de grandir ensemble », selon Florence Charvoz.

Visioconférence et télétravail : l’animation socioculturelle à l’ère 2.0 1
© Cyberpeace Institute

La vie associative au ralenti

Dans plusieurs centres, les comités ont donc fonctionné en pointillé, ne se réunissant in corpore que lorsque les mesures sanitaires leur ont permis de se retrouver dans les locaux. Entre temps, quelques membres, présidentes et trésorières notamment, se sont coordonné.e.s avec l’équipe. Au Grand-Saconnex, les commissions les plus actives pendant la période (adolescent.e.s et tout public) ont poursuivi leurs travaux.

Ces réunions en petit comité étaient donc suivies d’une transmission d’information aux autres membres du comité par téléphone ou par email. Cela pouvait aller car la situation était particulière, soit parce qu’il fallait prendre des décisions rapides (au début de la crise), soit parce qu’au contraire, il y avait peu à décider à cause du faible niveau d’activités.

« Mais, il faut quand même veiller à garder la démocratie au sein de l’association, donc à revenir à la discussion collective avec l’ensemble du comité pour éviter que les décisions ne reposent que sur quelques personnes », estime Florence Charvoz.

« Aujourd’hui, nous faisons notre possible pour réunir le comité en présentiel. C’est important pour nous réapproprier la mission bénévole et notre engagement, en étant sur le terrain », ajoute Anne-Claude Gex. Patricia Moret Calpini partage ce sentiment : « cela nous a fait du bien de nous retrouver, de partager ce qui se vit au sein du groupe, au-delà des décisions à prendre ».

Mais il n’empêche que la dynamique est affectée. Ainsi, une personne a quitté le comité du Grand-Saconnex pour gérer d’autres priorités personnelles. Et tant le Passage 41 que la MQ Asters-Servette n’ont pu recruter de nouveaux membres de comité en 2020.

Un enjeu de pouvoir

La maîtrise technique d’un outil de partage d’information est un enjeu de pouvoir. « On sent une certaine pression à utiliser les outils numériques. Mais ils risquent de renforcer le pouvoir de celles et ceux qui en ont », s’inquiète Florence Charvoz, qui aimerait plus de prudence pour que les personnes qui ont plus de difficulté à les apprivoiser ne soient pas « larguées », faisant le lien avec le décrochage scolaire aggravé par la fermeture des écoles. C’est d’autant plus vrai qu’il faut maîtriser à peu près autant d’outils que d’interlocuteurs : zoom avec la FASe, skype ou webex avec l’équipe, teams avec la HETS, etc. Un véritable casse-tête !

©Thot Cursus

« Cette situation est un frein »

Un frein, c’est ce que ressent Djamila Zuber, qui craint que cette période ne finisse par bloquer les initiatives et les envies, et ne renforce la peur de l’autre. Car, à force de fonctionner en virtuel, on pourrait finir par se dire que depuis chez soi, tout est facile par écran interposé, puisqu’on peut voir les gens et travailler avec eux, on peut se faire livrer ses courses ou ses repas… sans risque de contamination. Et sans s’exposer émotionnellement. 

Le semi-confinement a montré que les centres ne manquaient pas de ressources et de créativité pour dématérialiser les activités d’animation et maintenir du lien avec habitant·e·s et. Mais, pour Djamila Zuber, « montrer des bricolages par vidéo, ce n’est pas la même chose que quand les enfants partagent un goûter au centre en se donnant des coups de pied sous la table ». Quand le centre est fermé et qu’il n’est plus possible de réunir les gens en nombre dans l’espace public, comme ce fut le cas au printemps 2020, équipes et bénévoles perdent du jour au lendemain leur outil de travail, le terreau de leur engagement, le sens de leur mission. « On est en disette de lien social et ça fait mal de ne pas pouvoir faire son travail », regrette Florence Charvoz.

Dans ce contexte, la tentation est grande de renoncer à des projets, de lâcher, car chacun·e peut avoir envie de faire valoir ses propres priorités. Annelise Marti constate que chaque équipe s’est un peu refermée sur son centre et que le réseau entre centres s’est un peu « détricoté ». Mais, elle s’empresse d’ajouter que « dans l’animation socioculturelle, rien ne remplacera le lien. Il n’y a aucune chance que les outils numériques ne s’imposent à long terme : on aura trop besoin de retrouver la diversité, l’intergénérationnel, l’humain ». « On a vraiment passé 2020 au mieux et on va continuer comme ça, tout faire pour maintenir le lien avec l’équipe, les habitant·e·s, jusqu’à ce qu’on puisse retravailler normalement », conclut Patricia Moret Calpini. Cette foi en la valeur du lien social qui anime si profondément les actrices et acteurs des centres d’animation socioculturelle est certes encore solide. Il serait bon d’en prendre soin.

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