Covid-19 : et maintenant, on fait quoi ?

La Lettre de la FCLR n° 20 – Septembre 2020

Photo Laure Bonnevie

« Un monde durable, humain, solidaire et équitable se réanime de plus en plus auprès de citoyens, jeunes, vieux, bourgeois, prolétaires. En plein confinement, des gens se sont démenés pour aider les plus démunis. En plein confinement, des gens ont bravé l’ordre pour crier leur colère contre le racisme et les violences policières. Gardons cette lueur d’optimisme. », écrivait Yamina Ghoul, Secrétaire générale de la Confédération belge des organisations de jeunesse (COJ) dans l’édito du fanzine #25 – Covid-19 : retour à l'(a)normal? paru en juillet dernier. Partout, le printemps a soulevé un énorme élan pour rêver le monde d’après autrement.

Puis, l’été est passé, « déconfiné » ou presque. Dans les centres de loisirs et de rencontres à Genève, il a permis de reprendre certaines activités estivales, en particulier les centres aérés. Puis est venue la rentrée, et avec elle la relance des programmes annuels. En partie du moins. Car à mesure que les semaines passent et que s’égrainent les chiffres des nouvelles contaminations, s’ajoutent de nouvelles restrictions aux gestes barrières. Pendant ce temps, s’aggravent les précarités.

Voilà l’automne. Et, maintenant, on fait quoi ?[1] « pour que cette opportunité, extra­ordinaire, de réorienter la civilisation vers mieux, juste, responsable, éthique, durable, ne se délite pas ? […] Pour que ma conviction devienne contribution, ma détermination devienne acte ? ». Au printemps, le monde de l’animation socioculturelle s’était grandement mobilisé à Genève pour faire vivre le lien social en dépit de la distanciation physique, démontrant encore une fois l’extraordinaire créativité et capacité d’adaptation des bénévoles et professionnel·le·s qui la font vivre. Comment aujourd’hui s’inscrit-elle dans la réflexion de l’après ? Échos du Chalet, de la MQ de Thônex et de la MQ de Plainpalais.

Il est 11h à la MQ de Plainpalais. L’ambiance est feutrée, chaleureuse. Du regard, on cherche ce qui a pu changer, un peu comme dans un jeu des sept erreurs. Sur la porte d’entrée, il y a bien sûr l’indication du masque obligatoire. Une fois le seuil passé, il y a cette petite table sur laquelle est déposée « la feuille de traçage », le fameux formulaire à remplir avec son nom et ses coordonnées. Le bar est toujours là, tout en bois éclairé de quelques touches végétales. Sur le bord à droite, un autre indice : un flacon de gel hydroalcoolique. Et puis, à la lumière, un reflet laisse deviner de fins plexiglas suspendus par des chaînes.

« L’accueil avec ces mesures installe quelque chose de particulier », convient Suzanne Zufferey  Noguchi, animatrice à la MQ de Plainpalais. « Tout cela est un rappel fréquent des consignes et cela pose un cadre, une forme de contrôle parce que l’association et le comité portent la responsabilité. » Dans cette MQ sur cinq niveaux desservis par un escalier unique, ce qui faisait le charme du lieu en fait aujourd’hui une contrainte : « on organisait tout pour que les différents publics se croisent entre les cours. Aujourd’hui, il faut au contraire adapter le dispositif pour que les gens circulent sans risque ». Donc, sans se croiser. Mais c’est à ce prix-là que les activités ont pu reprendre et que les profs ont pu de nouveau organiser des cours et des ateliers.

Pour Julien Souchaud, animateur à la MQ de Thônex, « la distanciation sociale fait perdre un peu le sens de l’animation socioculturelle, car lorsqu’on organise un repas collectif ou une fête de quartier, c’est un prétexte pour la rencontre ».  Or, les consignes sanitaires imposent des contraintes qui pèsent sur l’organisation des activités. Alors, « on travaille avec des groupes de petite taille, comme pour les ateliers d’impro pour les jeunes que nous pourrions scinder en deux, ou avec des projets de petite envergure en extérieur », explique Julien Souchaud. À Plainpalais, on ne sait pas encore comment les repas du vendredi soir avec les ados vont reprendre. Quant aux spectacles dans la salle du bas, ce sera discuté et décidé au cas par cas avec les troupes.

Les MQ ont ainsi dû renoncer aux festivités plus larges. « Car il y a trop de contraintes pour garantir le respect des normes sanitaires », regrette Dominique Blanc, trésorier de la MQ de Thônex, organisatrice des Rencontres musicales dont la 6e édition initialement prévue en mai puis repoussée en septembre a finalement été annulée. Même chose du côté du Chalet et de la MQ de Plainpalais qui ont dû annuler leurs fêtes de l’été/de quartier respectives. Or, ces fêtes, « c’est [aussi] ce qui développe l’associatif et la relation entre tout le monde : parents, enfants, équipe d’animation, profs, etc. C’est tellement important ! », rappelle Jean-Pierre Guye, vice-président du Chalet.

Justement, au Chalet qui organise aussi des repas de midis avec les enfants inscrits aux cours et aux activités, Jean-Pierre Guye indique qu’il n’est plus possible d’accueillir tout le monde et qu’il a donc fallu faire des choix : « c’est humainement compliqué pour l’équipe d’animation, car cela heurte nos valeurs. Et quand on a pu réorganiser des ateliers, c’était au compte-goutte. Il a fallu l’expliquer aux parents ».  La capacité des cours est partout réduite en fonction des locaux et des distances à respecter.

Le contexte affecte les activités des centres mais aussi l’utilisation de leurs locaux par des tiers. Certes, la location des salles reprend pour accueillir les fêtes privées (les fêtes d’anniversaire ou de famille) ou les évènements des associations du quartier, mais avec des règlements adaptés limitant le nombre de personnes et imposant de nouvelles règles d’usage.

Enfin, la période n’est pas sans conséquence sur le plan financier. « Nous avions organisé les cours et les activités de la 3e période de l’année scolaire, mais comme tout ne peut pas avoir lieu, il a fallu rembourser les parents », explique Jean-Pierre Guye. Et lorsque les cours reprennent avec une capacité moindre, c’est autant de revenus en moins pour le Chalet. Pour les Semaines artistiques de l’été, les ateliers ont pu être dédoublés avec le soutien de la Ville de Genève. Le centre trouve aussi des solutions auprès d’une fondation genevoise pour que les enfants des familles en difficulté puissent bénéficier des activités.

La MQ de Thônex pratique des tarifs en fonction des revenus des familles, de manière à pouvoir toucher les plus précaires. En 2019, les revenus des activités avaient déjà beaucoup baissé. Depuis cet été, la baisse continue. « Pour les familles touchées par la pandémie, nous pouvons pratiquer la gratuité et nous avons travaillé avec la commune pour revoir le budget afin de pallier les difficultés des familles », explique Julien Souchaud.

Distanciation sociale, nouvelles proximités ?

Les activités ont donc repris même si l’incertitude impacte la capacité à se projeter. « On décide de mois en mois. C’est difficile de prévoir des projets à long terme », explique Dominique Blanc. Jean-Pierre Guye abonde : « on peine un peu car on n’a pas de perspectives ».

Dans cette incertitude, Suzanne Zufferey Noguchi s’appuie avant tout sur ce qui faisable dans le cadre actuel. « On peut faire beaucoup », constate-t-elle, citant l’exemple de la Journée des jardins urbains ouverts, le 20 septembre dernier. « Les connaissances ont pu être transmises et les gens ont pu faire des choses ensemble. Tout cela peut continuer à exister, et avec une plus grande attention à l’autre. C’est aussi intéressant à observer : la distance n’est pas que négative, elle exprime aussi le souci pour la santé de l’autre ».

Photo MQ Plainpalais

Alors oui, il faut changer les habitudes : « on ne fait peut-être pas tout à fait la même chose mais le sens de l’animation socioculturelle reste : créer, favoriser le lien », insiste Suzanne Zufferey Noguchi. « Et nous avons gagné en qualité de la relation », se réjouit Julien Souchaud, « car en travaillant dans des petits espaces, avec un plus petit nombre de personnes, les échanges sont plus fluides, plus libérés. » À Plainpalais, les seniors étaient particulièrement demandeurs et attendaient avec impatience la reprise des activités. Cet été, la MQ de Thônex a aussi enregistré beaucoup plus de demandes d’activité que d’habitude, à la fois de la part des habitant.e.s et des autres

associations de Thônex. Autant de signes d’un besoin accru de se retrouver auquel les MQ ne peuvent toutefois pas toujours répondre en raison des reports depuis la fermeture au printemps et des contraintes logistiques.

Autre paradoxe, « les gens ont envie mais aussi de la crainte », explique Julien Souchaud. Ainsi lors du pique-nique canadien organisé par la MQ de Thônex le 10 septembre dernier, « beaucoup de gens sont passés mais beaucoup ne sont pas restés estimant qu’il y avait trop de monde, malgré les distances que nous avions mises entre les tables ».

Photo MQ Thônex

Même constat au Chalet où l’AG est véritablement un temps fort de la vie associative. Chaque année, des groupes de parents et d’enfants y planchent sur un même sujet et partagent leurs visions. Cette dynamique attire habituellement plus de vingt familles. Cette année, seules huit sont venues…

Sur quels fils tirer ?

Face à ces réalités et à un monde d’après finalement moins enchanteur qu’espéré, il faut tirer des fils, continuer sur la lancée du printemps semi-confiné en imaginant de nouvelles pratiques et de nouveaux ancrages.

Nourrir l’imaginaire est au cœur de la mission du Chalet. « Notre philosophie, c’est d’amener les enfants à créer et à prendre confiance en eux, à s’entraider », rappelle Jean-Pierre Guye. « Ici, les enfants sont heureux, il n’y a pas de concurrence, ils créent à leur rythme. C’est pourquoi il est important d’assurer la continuité des ateliers et des cours. » En termes de lieu, le Chalet annonce la couleur sur son site internet : pour cette nouvelle saison créative, il « se met au vert ». Le centre a la chance de disposer d’un jardin. Depuis juin, trois ruches y ont fait leur apparition grâce à un passionné qui en installe dans les écoles et organise des animations autour du miel et des abeilles. Ces nouvelles animations permettent de tisser de nouveaux fils qui font découvrir le jardin, De plus, le centre est un repère important dans le quartier. « Le charme du chalet est notre carte de visite », explique Jean-Pierre Guye. « On essaie d’autant plus de faire des activités avec le quartier : les habitants, la MQ tout près, et aussi depuis peu, les écoles, avec qui des passages se sont créés, justement autour du jardin, de la biodiversité, du lien avec la nature. » À travers les synergies entre équipe d’animation, profs et enseignants, le jardin est devenu un espace d’émergence.

Photo le Chalet

« Nous allons aussi utiliser le retour des habitant.e.s pour changer les pratiques », raconte Julien Souchaud. Pour cela, l’équipe fait des interviews qu’elle publie dans une gazette mensuelle, relatant la température du quartier et fournissant aux animatrices et animateurs de précieuses informations. 

Gazette de la Maison des quartiers de Thônex

De plus, la MQ desservant l’ensemble de la commune de Thônex, son comité est composé de personnes vivant dans les différents quartiers de la ville. Plusieurs vivent dans des quartiers CATIGE et illustrent l’envie de passer à l’action et de s’engager. « Cette connexion directe avec les quartiers nous permet d’être très proches du terrain et d’être très réactifs », rappelle Julien Souchaud. « C’est un levier important pour notre travail. »

La MQ de Plainpalais réfléchit elle-aussi aux fils à tirer. Il y a deux ans, une pétition portée par les habitant.e.s du quartier a été déposée auprès des autorités pour demander que des espaces verts, piétonniers soient aménagés et sécurisés pour permettre la rencontre entre générations et publics. « Nous allons reprendre ce projet avec les habitant.e.s », explique Suzanne Zufferey Noguchi. À l’occasion de la fête de quartier repoussée en juin 2021, des aménagements temporaires vont être créés à la Place St François, au parc juste à côté ou encore à la rue Prévost-Martin. « C’est aussi cela, les fils qu’on tricote : en étant à l’écoute des envies et des besoins des habitant.e.s pour un mieux vivre dans le quartier », ajoute Suzanne Zufferey Noguchi, « Cela prend du temps, mais il s’agit de redonner aux citoyennes et citoyens le pouvoir de dire ce qu’elles et ils veulent pour leur quartier ».

Des récits pour demain

L’irruption de l’imprévu invite au pas de côté. S’il fallait imaginer des mots pour raconter le monde que l’on voudrait pour demain, quels seraient-ils ?

« Je voudrais que nous puissions bien vivre, même avec le virus. Cela ne veut pas dire ‘oublier la peur’ mais que la peur ne prenne pas le dessus sur la créativité et le vivre-ensemble », nous dit Jean-Pierre Guye, qui ajoute qu’il a envie de voir les gens, de plaisanter avec eux, de voir leurs mimiques. « Le lien social est au moins aussi important que les gestes barrières », rappelle-t-il.

De son côté, Dominique Blanc espère « un retour au local et à une certaine simplicité », à une attention plus grande à ce qu’il se passe autour de soi, à ce qui est l’essentiel, plutôt qu’au futile.

« J’aimerais voir Plainpalais avec des arbres fruitiers partout, à disposition de toutes et tous, que les enfants pourraient cueillir, et avec des petits potagers le long des cheminements pour que tout le monde puisse mettre la main dans la terre », rêve Suzanne Zufferey Noguchi. Un quartier nourricier en somme, qui soit aussi pensé différemment pour que les rues nourrissent le lien et favorisent la rencontre jusqu’aux pieds des immeubles. On y privilégierait les commerces de proximité et l’artisanat local pour valoriser les savoirs et les connaissances du quartier souvent méconnus, avec des lieux pour partager, transmettre, offrir, et des échanges de compétences, de savoirs et d’entraide. On y trouverait « des zones de jeux avec des marelles géantes, et des équipements ludiques et invitants comme des poubelles qui se transformeraient en paniers de basket, une diversité de parking à vélos… »

Le mot clé de Julien Souchaud est aussi la créativité pour imaginer et profiter du pouvoir d’imagination des gens. « La société est de plus en plus morcelée », constate-t-il. « Là, nous avons une opportunité de créer quelque chose de différent avec les gens. Or le faire-avec, c’est tout le sens de l’animation socioculturelle. Et c’est la principale demande des gens, quand on discute avec eux : rencontrer son voisin et renforcer les liens sociaux. » Il faudrait donc se rassembler par quartier, par immeuble, retrouver une autonomie au niveau du quartier et se réapproprier le pouvoir d’agir en s’appuyant sur les compétences et les qualités de chacune et chacun. « Car, dit-il, les quartiers sont riches de compétences sous-utilisées ». L’idéal serait que l’ASC n’existe plus parce que les gens se seraient réappropriés leurs quartiers… Mais, pour cela, il faut prend le temps, aller au rythme des gens et s’appuyer sur le collectif. « Nous avons besoin de comités militants. Si les MQ n’ont plus de comités, on perd l’essence de l’ASC », rappelle Julien Souchaud. « Or pendant le COVID, ils ont été oubliés alors qu’ils sont les experts du quartier. La crise a encore restreint leur pouvoir. »

Il est midi à la MQ de Plainpalais. Une ribambelle d’enfants fait gaiement son entrée. « C’est le parascolaire », précise Suzanne Zufferey Noguchi. Les adultes sont masqué·e·s, les petits, eux, n’ont pas l’âge du masque. Ils rigolent, s’interpellent, se racontent des histoires… Une « nouvelle normalité » ?

Bien avant le virus, de nouvelles formes de liens émergeaient de la « proximité » numérique des médias et réseaux dits « sociaux ». La pandémie arrivée au milieu de tout cela bouleverse ce schéma, ainsi que l’ensemble du quotidien et de la relation à l’autre. En imposant des distances physiques, de nouveaux rites et un nouveau tempo, elle réveille comme jamais le besoin de se voir « en vrai » et de (re)faire ensemble l’expérience du contact direct avec son environnement. Dans ce nouvel espace, et malgré les contraintes avec lesquelles elle doit composer, l’animation socioculturelle genevoise offre un outil, une option pragmatique pour permettre à chacune et chacun de nourrir son imaginaire, de trouver sa zone d’émergence en cette période chamboulée, et de tricoter les fils du bien vivre ensemble dans le monde d’après. Ancrage de choix pour mieux prendre soin des gens et de la terre ?


[1]      Titre de l’ouvrage collectif dirigé par Denis Lafay, paru en août 2020, Ed. de l’Aube

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