Vers la mixité de genre : des pistes pour l’animation socioculturelle

Crédit : Elena Mozhvilo / Unsplash

Lettre de la Fédération N° 31 – Octobre 2023

Contribuer à une société où les femmes et les hommes ont les mêmes droits, le même accès aux soins, à la formation, au travail et évoluent dans un même cadre de vie sûr, c’est lutter contre les discriminations de genre et défendre le droit des personnes. La société helvétique évolue petit à petit en ce sens, même s’il lui faudra encore du temps et que les avancées sont fragiles. Le canton de Genève a marqué un grand coup en mars 2023, lorsque son Grand conseil a voté, avec une majorité écrasante, pour l’acceptation d’une série de deux projets de lois sur l’égalité (PL 12843A et PL 13279) lui permettant de mettre en place un cadre législatif approprié. Mais les lois ne suffisent pas à changer une société où les stéréotypes de genres sont profondément ancrés depuis des générations. Encore faut-il se doter de stratégies, d’outils et de forces humaines pour agir et insuffler de nouvelles valeurs à tous les niveaux de la société, à tous les âges et dans toutes les cultures. Tout le monde est donc concerné. Mais avec leur place centrale dans les quartiers, les centres d’animation socioculturelle sont idéalement positionnés pour instiller des valeurs inclusives dans leurs actions. Explorons les constats, réflexions et pratiques menées en la matière dans trois centres : la maison de quartier Sous l’Étoile, la maison de quartier des Pâquis, et l’ATB, espace de rencontres et d’activités pour adolescent·es.

La mixité est un des moyens largement reconnus par les sociologues pour atteindre l’égalité (cf. la publication de Mélanie Battistini en référence dans l’encadré en fin d’article), bien que certain·es reconnaissent qu’elle ne suffit pas, et qu’elle doit être soutenue par une politique d’égalité, donc des actions. Le domaine de l’animation socioculturelle (ASC) porte par nature des valeurs prônant une mixité globale, entre les générations et les origines culturelles et sociales, mais aussi entre les genres. Ainsi, l’ASC veille à la mixité entre femmes et hommes au sein des comités et des équipes d’animation. Selon la même logique et de manière quasi-naturelle, voire organique, les équipes proposent des activités non genrées ouvertes à tous et toutes, quelle que soit la catégorie d’âge, des enfants aux adultes en passant par les adolescent·es de 13-18 ans. Pourtant, si les garçons et les filles de moins de 13 ans participent en nombre équivalent aux accueils et aux activités proposées, dès l’adolescence, les filles désertent inexorablement les centres. C’est ce qu’observent les maisons de quartier (MQ) Sous l’Étoile et des Pâquis, ainsi que l’ATB, espace de rencontres et d’activités pour adolescent·es.

Un phénomène sociétal en premier lieu

«Les garçons sont plus présents dans l’espace public que les filles. C’est un phénomène sociétal. On l’observe dans les préaux d’école ou dans la rue : dès l’adolescence, les garçons utilisent beaucoup le centre des espaces, les filles occupent les bords. C’est identifié par les études et on l’observe clairement en MQ», remarque Anaëlle Gauthey, animatrice à la MQ Sous l’Étoile. Les adolescents occupent donc davantage les MQ, au détriment des adolescentes. Forts et en bande, les garçons transforment les accueils en espaces virils fuis par les filles. De plus, «les parents ou les grands frères refusent que leurs filles ou petites sœurs fréquentent les MQ, car elles sont jugées trop viriles, justement», précise Thomas Blanchot, animateur à la MQ des Pâquis. Alors, comment faire en sorte que les adolescentes de plus de 13 ans trouvent le chemin des centres ? Autant le dire d’emblée, il ne semble pas y avoir de recettes miracles ni de réponses toutes faites capables de révolutionner le comportement genré de cette tranche d’âge. Par contre, certaines idées, certains projets et initiatives portent leurs fruits.

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Choisir les bonnes activités

Oui, proposer des animations non genrées aux adolescentes peut aider à la mixité, mais cela ne suffit pas, car les comportements tendent à être différents entre filles et garçons. Les filles viennent principalement dans les centres par intérêt pour une activité, pour l’amour d’une personne ou pour obtenir du soutien face à une problématique spécifique, typiquement une demande de soutien scolaire. Les garçons, eux, viennent principalement aux accueils pour les «potes», indépendamment des activités, mis à part le sport en général et le football en particulier. Une activité ouverte à tous et à toutes et a priori non genrée, comme la peinture, va donc avoir tendance à attirer un très grand nombre de filles, le football exclusivement des garçons. «On se retrouve donc avec des activités non mixtes sans le vouloir. En réponse à cela, on essaie de susciter l’envie par l’exemple : une monitrice au football et un moniteur à la couture. Et ça marche. C’est donc précieux d’avoir des équipes encadrantes mixtes et on y veille», indique Marie-Louise Schneeberger, présidente de la MQ Sous l’Étoile.

Mais il existe des activités qui attirent autant les filles que les garçons. Giordano Furlanetto, animateur à l’ATB, relève que les sorties et les camps fonctionnent généralement bien en termes de mixité : «Le trampoline et l’accrobranche plaisent aux filles comme aux garçons, bien qu’ils et elles ne se mélangent pas vraiment lors de l’activité et restent en groupe. Les repas de midi organisés par l’ATB avec la collaboration du cycle d’orientation de l’Aubépine voient une belle participation féminine et masculine. Les camps sont organisés à la demande et avec les ados, donc les camps organisés par les filles sont naturellement composés de plus de filles». Ce qui les fait venir à l’ATB et connaître le centre. Parmi les activités organisées par l’ATB, le hip-hop et le breakdance attirent autant les filles que les garçons. «C’est un milieu très mixte à la base et qui porte des valeurs de bienveillance et de respect des genres. La communauté du hip-hop et les professeur·es véhiculent cela, y compris dans leurs cours à l’ATB», indique Maia Coulanges, animatrice.

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Des espaces de non-mixité délibérée

Face à la désertification des filles, les trois centres se sont tournés vers la création d’espaces non mixtes dédiés aux filles. «Les espaces de non-mixité servent à rendre accessibles aux filles certains lieux qui ne le seraient pas si les garçons étaient déjà présents. L’idée est de donner suffisamment de connaissances par rapport au lieu et de distiller suffisamment de stratégies aux filles pour qu’elles se sentent à l’aise de les occuper quand les garçons sont là», explique Anaëlle Gauthey, animatrice à la MQ Sous l’Étoile. De l’avis de toutes les personnes interrogées pour cet article, ces espaces de non-mixité ont leur utilité et sont donc ouverts avec plaisir, bien que le but final soit bien d’aller vers la mixité.

La MQ des Pâquis a instauré des moments hebdomadaires exclusivement réservés aux filles, pendant lesquels elle refuse l’accès aux garçons. «Cette approche frustre beaucoup les garçons, ce qui nous permet de dialoguer sur le sujet avec eux en amont, tout en permettant aux filles de nous fréquenter dans un environnement protecteur. Notre objectif est que ces moments servent de transition pour que les filles s’engagent ensuite activement dans notre lieu tout au long de la semaine. Nous avons même constaté qu’un espace sans animateurs masculins était essentiel. Ces moments exclusivement réservés aux filles jouent un rôle dans la création de projets et de camps prisés par les filles. Cette approche existe depuis plus de quinze ans, et bien qu’elle fonctionne pour certaines filles, leur présence sur le long terme demeure complexe», raconte Nelson Brás Gonçalves, animateur à la MQ des Pâquis.

Pour faire venir les filles sur le terrain de football, la MQ Sous l’Étoile a concrètement invité une joueuse de football professionnelle et fermé le terrain aux garçons lors d’un événement éphémère. «Les filles ont adoré et elles ont pu s’approprier le terrain. Par contre, les garçons étaient très fâchés, mais on en a profité pour ouvrir le dialogue et parler de la place des filles et de leurs comportements à leur égard », explique Anaëlle Gauthey.

L’ATB s’engage également dans la création d’espaces exclusivement réservés aux filles. Ces espaces sont créés en commençant par interroger les filles elles-mêmes. Maia Coulanges explique : «Nous avons débuté en posant des questions aux filles lors de l’accueil ados. Elles ont exprimé le besoin d’avoir des espaces 100 % féminins où elles peuvent se réunir. Nous avons répondu à leur demande. Nous ne souhaitons pas enfermer les filles, l’idée ultime est de progresser vers la mixité». L’ATB a exploré diverses activités telles que la danse orientale et la K-pop, en s’adaptant aux préférences des filles. «Elles ne manifestent pas nécessairement de demande pour la mixité, mais nous restons à leur écoute», poursuit-elle.

Dans le créneau des activités non mixtes, cette fois dédiées aux adultes, il y a le projet « Comme un poisson dans l’eau » de la MQ Sous l’Étoile, initié par Anaëlle Gauthey. Il a brillamment surmonté les craintes de nombreuses femmes du quartier en les incitant à apprendre à nager. Anaëlle Gauthey raconte comment tout a commencé il y a trois ans: «Lors d’une sortie famille au bord du lac organisée par la MQ, j’ai constaté que beaucoup de mamans ne savaient pas nager, par peur de l’eau ou parce qu’elles n’avaient pas eu l’opportunité d’apprendre. Je leur ai proposé de co-organiser des cours de natation spécialement pour elles afin de créer un espace où elles pourraient se soutenir mutuellement dans l’apprentissage de la natation». Le projet a rapidement attiré une vingtaine de femmes par semestre. Il a dépassé l’objectif initial en renforçant la confiance des femmes, en montrant à leurs enfants, particulièrement leurs filles, qu’elles pouvaient surmonter leurs peurs. Anaëlle Gauthey décrit ce projet comme «épatant», soulignant qu’il est parti de rien pour devenir un «catalyseur du vivre ensemble», car les femmes se sont non seulement émancipées à travers la natation, mais elles ont également beaucoup échangé entre elles et se sont impliquées dans l’organisation du cours.

Rapprocher les groupes d’âge

La transition entre les tranches d’âge ne se fait pas chez les filles, puisqu’elles disparaissent des centres à l’adolescence. Pour tenter de faciliter la transition des filles entre les activités pour les enfants et celles pour les adolescent·es, l’ATB a ouvert cette année un accueil préadolescent·es destiné aux 11-13 ans. Son objectif : répondre à leur demande et encourager la mixité. De plus, l’équipe organise des activités non genrées dédiées à cette tranche d’âge, afin de s’adapter à leurs préférences. «Ce sont des mesures nouvelles, nous verrons si elles portent leurs fruits», note Giordano Furlanetto.

Les événements qui ont précédé la création de la MQ Sous l’Étoile en 2017 témoignent qu’un tel rapprochement des tranches d’âges facilite les choses. En effet, avant la construction de l’Espace Palettes et la création de la MQ Sous l’Étoile, le comité de l’association gérait le Centre Marignac, situé dans le parc Marignac et très éloigné du cœur du quartier. Afin de se rapprocher des habitant·es, l’accueil des adolescent·es avait été délocalisé pour se dérouler à la Maison CIViQ, une structure provisoire gérée par le Collectif Palettes. Afin de permettre aux filles, peu nombreuses à l’époque, de fréquenter l’accueil, de se faire une place, d’avoir accès aux jeux et d’être écoutées, un accueil réservé avait été mis sur pied une fois par semaine dès 2004. «Le résultat fut un échec cuisant avec de l’agressivité, des insultes et des jets de cailloux sur les fenêtres de la part des garçons. Cela avait clairement refroidi l’enthousiasme des deux animatrices de l’époque», raconte Marie-Louise Schneeberger. Depuis le déménagement au cœur du quartier des Palettes et l’ouverture d’un accueil libre enfants au même endroit que l’accueil libre pour adolescent·es, les choses ont évolué positivement. «Les enfants et les jeunes se côtoient et se connaissent. Les dialogues sont désormais possibles et des ponts se construisent. Les choses se passent beaucoup plus naturellement et l’évolution va dans le bon sens pour les filles», se réjouit-elle.

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Sur le bon chemin?

La mixité existe dans les centres d’animation socioculturelle, chez les enfants, les adultes, au sein des comités et des équipes d’animation. Mais pas au niveau des adolescent·es, une catégorie d’âge pour laquelle les filles sont très peu présentes dans les centres. Un dialogue constant entre garçons et filles lors des accueils et espaces dédiés, la création d’activités mixtes, le rapprochement des catégories d’âge et des activités suscitant l’envie en mélangeant les genres sont de vraies pistes. Néanmoins, il faut relever que les adolescentes ont besoin d’espaces qui leur sont exclusivement réservées, donc non mixtes. Un centre se doit d’être un espace bienveillant et accueillant à l’égard de tous et toutes. Les filles doivent se sentir légitimes et libres d’y venir ou non, et la création d’espaces non mixtes fait partie de cette démarche. «Les filles qui fréquentent les espaces qui leur sont exclusivement dédiés et qui participent ensuite à d’autres activités, même si cela reste compliqué, nous indiquent qu’on est sur la bonne voie. Il nous est même arrivé que des garçons nous disent qu’on est un lieu que pour les filles. Une phrase qui résonne comme une victoire», conclut Nelson Brás Gonçalves.

Yann Bernardinelli (Les mots de la science)

Pour aller plus loin

Publication de Mélanie Battistini, collaboratrice scientifique à la Haute école de santé Vaud de la santé (HESAV) et assistante doctorante à l’Institut des Etudes genre de l’Université de Genève

  • Battistini M., «La mixité en maison de quartier : entre désir de parité et division sexuelle du travail», in Anderfuhren M., et Rodari S. (dir.), 2014. Sans garantie de mixité. Les sinueux chemins de l’égalité des sexes dans le travail social et la santé. https://books.openedition.org/ies/1200?lang=fr

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  • «Légitimes», un outil pédagogique sur les inégalités de genre dans le sport en accès libre, téléchargeable et imprimable sur le site de Cultures&santé

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