Culture(s) et permaculture : des créativités multiples pour appréhender le monde et le réinventer
Lettre de la Fédération n°14 – mars 2019
À une personne qui lui suggérait de couper dans le budget de la culture pour financer l’effort de guerre[1], Churchill répondit : « Mais alors, pourquoi nous battons-nous ? » La culture était donc une nécessité à laquelle il n’aurait renoncé pour rien au monde, même dans la tourmente. Dans son Dialogue sur la nature humaine[2] avec Boris Cyrulnik, Edgar Morin disait que la culture, « c’est le fait de ne pas être désarmé quand on vous place dans différents problèmes ». Médium pluriel et protéiforme, la culture constitue en somme un outil majeur du pouvoir d’agir face au monde et aux difficultés auxquelles il confronte l’individu.
La Lettre d’information n°13 de décembre 2018 abordait la place et le sens de la culture dans l’animation socioculturelle à travers les approches de plusieurs centres.
La culture… mais quelle(s) culture(s) ? De la créativité manuelle aux mains dans la terre, l’animation socioculturelle genevoise offre toute la palette de la permaculture humaine. Il fallait bien une 2e édition pour compléter le tour d’horizon…
« Ici, on crée pour soi mais avec les autres »
Il est environ 10h30, ce jeudi matin-là aux Pâquis. Nadège Rosini, animatrice aux Créateliers, accueille les élèves adultes qui arrivent, salue ceux qui partent. Dans la grande salle, plusieurs vases de fleurs coupées servent de modèles. Aquarelle, crayon, collage, à chacun sa technique ou son envie du moment pour saisir les couleurs, les lumières et les textures. D’une autre salle, à l’entrée du couloir, s’échappent des rires et des conversations : c’est l’atelier bijoux. Tout au fond, c’est le cours de céramique. Dans ce joyeux va et vient de ruche, une élève de la céramique s’attarde sur les aquarelles à peine sèches : « C’est toujours original, tout ce qu’on voit ici », lance-t-elle dans un grand sourire avant d’enfiler son manteau et de s’engouffrer dehors.
Ce qui se partage ici, c’est manifestement bien plus que la créativité. « Aux Créateliers, on ne donne pas que des cours : ici on crée pour soi mais avec les autres », explique Nadège Rosini. « Nous sommes un lieu ancré dans le quartier, et au-delà, et nous nous battons pour qu’il soit reconnu comme créateur de lien social. »
De fait, ce matin-là, les ateliers s’inscrivent dans le projet Vivre-ensemble financé par le Fonds d’appui à la cohésion sociale (FACS) de la FASe et mêlent migrants et habitants du quartier. Dans une même démarche, les ateliers d’éveil plastique accueillent tous les mercredis matins parents et enfants dès l’âge de deux ans pour expérimenter différentes techniques et matériaux. Les parents viennent à la fois pour créer pour eux-mêmes, pour être avec leur enfant et pour socialiser, dans une ambiance cosmopolite.
Aux beaux jours, la « Créamobile » s’installe à la Place de la Navigation. Cet atelier créatif mobile, coanimé par un professeur et un animateur socioculturel, utilise l’espace public pour créer des œuvres collectives faisant appel à la collaboration entre enfants, et entre enfants et parents. Fonctionnant comme un accueil libre, cette animation offre aussi une écoute sociale.
« Ce qui fait l’âme particulière du lieu, et sa continuité, c’est l’alchimie entre l’engagement citoyen (le comité), l’engagement social (les animateurs) et l’engagement artistique (les professeurs) », conclut Nadège Rosini.
La créativité manuelle est également très présente au Terrain d’aventures de Lancy-Voirets qui a à cœur de favoriser une forme d’expression propre à chaque enfant : « nous voyons bien le besoin du contact avec les matériaux bruts comme le bois, le tissu, et nous organisons des ateliers avec beaucoup de matériel récupéré », expliquent Nicolas Vernier et Muriel Waelti Mehito, tous deux animateurs.
A la Maison de quartiers des Libellules, Cédric Scholl, animateur, évoque notamment les ateliers autour des matériaux bruts et de l’artisanat, un marqueur fort de la culture, qui touche à l’émotionnel en faisant appel aux souvenirs, aux origines. Il y a l’atelier bois. Il y a aussi la céramique. Aux Libellules, on utilise des argiles et des techniques différentes.
Cette activité manuelle parle beaucoup aux enfants comme aux adultes, car elle offre un contact avec la terre, avec la nature, qui se font rare dans ce quartier densément construit.
Le lien avec la nature occupe une place importante dans les animations des centres. Comment ? Allons-y voir de plus près à partir de quelques principes permaculturels.
« Observer et interagir »
Principe 1 de la permaculture : En prenant le temps de s’impliquer avec la nature, il est possible de concevoir des solutions adaptées à chaque situation
« La nature est notre fil rouge », explique Nicolas Vernier, du Terrain d’aventures de Lancy-Voirets. « Elle fait partie de notre patrimoine culturel et nous faisons en sorte que les enfants – qui vivent dans un environnement urbain – puissent l’appréhender, l’observer, à la fois au TA et lors de sorties ». Un ruisseau, des talus, des arbres… la parcelle de verdure sur laquelle est installé le TA offre un vrai territoire d’observation et d’expérimentation. On y passe l’après-midi à chercher des grenouilles, à entretenir le potager expérimental, à refaire de la bonne terre à partir des feuilles mortes. « Les enfants ont besoin de remuer la terre, ils adorent semer des petites graines, planter des bulbes », sourit Muriel Waelti Mehito.
En sorties nature, les enfants explorent les berges d’une rivière, s’essaient au land-art, font des sculptures de bois flotté, etc.
« Valoriser les éléments en bordure »
Principe 11 de la permaculture : c’est aux interfaces que se produisent les phénomènes les plus intéressants, qui sont souvent les plus enrichissants et les plus productifs du système.
La Maison de quartier des Libellules s’est ouverte à la charnière entre grands immeubles locatifs et quelques maisons individuelles, « dans un quartier où il n’y avait rien et avec un budget de CHF 30’000 pour démarrer et aménager », se souvient Isabelle Lamm, animatrice. « C’était peu mais c’était une chance car nous avons chiné et nous avons fait appel aux habitants pour avoir des meubles, des plantes, des livres, etc. ». Cette spécificité fait tout l’esprit du lieu et tout son charme : « les gens osent y entrer, simplement pour prendre un thé ».
Et puis, il y a quatre ans, un ados a eu l’idée d’aménager un poulailler dans un cabanon inutilisé de la MQ. Un groupe de jeunes l’a rénové avec des matériaux de récupération, a fabriqué un enclos. Cet interstice accueille aujourd’hui trois poules et est un lieu de production (les œufs) et de recyclage (les déchets alimentaires). C’est un lieu vivant : les enfants vont rendre visite aux poules et y chercher les œufs, et la crèche passe devant.
« Utiliser le changement et y réagir de manière créative »
Principe 12 de la permaculture : En observant attentivement et en intervenant au bon moment, on peut avoir une influence bénéfique sur les changements inévitables
Pour Antonin Kummer, animateur à la Maison de quartier des Eaux-Vives à Genève, « le meilleur prétexte aujourd’hui pour réunir les gens et créer un lieu de vie, c’est la terre ». Le projet Herbes Vives a émergé des animations organisées en 2014, à l’occasion des 30 ans de la MQ. L’idée était de réunir les habitants autour du thème de la nature en ville et de leur demander ce qu’ils voulaient développer dans le quartier. Au cours de cette consultation, ils ont décidé de faire des potagers urbains.
A partir de là, la MQ s’est mise en quête d’un espace. Dans un quartier aussi densément peuplé, il a fallu commencer par trois petites parcelles dispersées, une difficulté pour fédérer les jardiniers autour d’un projet collectif. Pendant deux ans, le projet végète : « nous avions 950 adresses email de personnes intéressées mais pas le terrain », se souvient Antonin Kummer. Et puis, en janvier 2018, un écrin de verdure est trouvé : il fait plus de 2’000 m² appartient à la ville de Genève, et est situé à 5 minutes à pied de la gare des Eaux-Vives.
Cette étape permet de lancer une série de forums ouverts jusqu’en avril 2018 pour travailler sur la gouvernance, la structure, les modalités d’attribution des parcelles, les finances, etc., et poser le cadre du collectif. Les premiers jardins sont exploités la saison 2018. L’association des Herbes Vives qui gère les potagers devient rapidement autonome de la MQ.
« Notre travail, c’est d’amener les gens à se rencontrer sans qu’ils ne s’en rendent compte, au-delà de leurs différences culturelles ou générationnelles », explique Antonin Kummer. L’animation doit aussi permettre une réappropriation de l’espace public. « Chez nous, cet espace est très normé, les gens n’osent plus rien faire. Ce projet s’inscrivait aussi dans cette perspective d’améliorer la qualité de vie dans le quartier ». Le succès du projet tient à la fois au travail en amont, aux personnes qui en ont pris la gestion et à la beauté du lieu. « Et puis, les gens sont en carence de lien et de sens. Un projet comme celui-ci répond à ces carences », conclut Antonin Kummer.
Au-delà de la nature : le vivant
« Au cours d’une balade avec les enfants au bord de la rivière, nous avions réalisé un mandala énorme, dont nous étions très fiers », se souvient Muriel Waelti Mehito du TA de Lancy-Voirets. Et puis, dans la magie de l’instant, une petite fille a pris la parole et guidé une « prière » spontanée : « on se donne la main, on ferme les yeux et on imagine la paix dans notre coeur…». « La nature inspire des sentiments aux enfants, c’est pourquoi il est important qu’ils y aient accès », ajoute Muriel.
Aux Créateliers, des panneaux de tissu blanc, cousus de fils rouges, flottent au-dessus de la table centrale. Souvenirs d’un projet réalisé à plusieurs mains « autour du fil », ils racontent l’histoire de l’association, les fils qui se tissent et les liens qui se nouent à l’occasion de toutes les activités de création manuelle.
Dans les espaces ainsi ouverts par les bains de culture et de nature, chaque individu déploie son humanité au contact de l’autre et de l’ensemble du vivant. Ces élans créatifs et créateurs portés par les centres d’animation socioculturelle sont des respirations indispensables pour (re)créer du lien et (re)donner du sens. Ils rappellent et entrent en résonance avec les socles éthiques de la permaculture : prendre soin de la terre, prendre soin de l’humain et partager équitablement.
[1] En pleine seconde guerre mondiale.
[2] Édition de l’Aube (2000).