Militantisme et engagement en question à l’heure d’un passage de témoin entre générations d’animateurs socioculturels
Crédit François Baudraz Lettre de la Fédération no 12 – octobre 2018
Depuis ces dernières années, la question de la relève se pose de manière transverse chez tous les acteurs de l’animation socioculturelle (ASC) genevoise : centres, FCLR, FASe, Haute école de travail social (HETS). En filigrane : le départ à la retraite d’une génération de professionnels pionniers, mémoire vive des débuts de l’ASC. Au nécessaire remplacement des personnes, s’ajoute la crainte que l’histoire militante dont elles sont en quelque sorte les dépositaires ne se perde. Car, reflet d’une société en profonde mutation, la profession évolue et les jeunes qui choisissent aujourd’hui de travailler dans l’animation socioculturelle n’ont ni la même formation, ni la même histoire, ni les mêmes attentes que leurs aînés. Pour autant, cette jeune génération est-elle moins engagée ? Se pourrait-il qu’elle apporte un nouveau souffle à ce modèle à la croisée des chemins ? Quels sont les ressorts ou les expériences qu’aimeraient leur transmettre les « partants » ? La Commission Communication de la FCLR s’est penchée sur ces questions et a confié à Laure Bonnevie la rédaction d’un « regard croisé » entre « anciens » et « modernes »…
Sommaire
Mémoires en miroir
Lundi 8 octobre, milieu de journée. C’est le lancement des « Grandes marches » sur la Place des Nations, haut lieu genevois des mobilisations mondiales (cf. photo ci-dessus). Les abords de la « Chaise cassée » se parent de silhouettes de militants qui arborent chacun un message différent, symbolisant sa « cause », son engagement. Ces mêmes silhouettes de taille réelle réapparaitront plus tard dans la semaine à Plainpalais puis au bord du lac. « Dressées dans la ville en une manifestation symbolique qui s’affranchit des frontières de cause ou de pays », elles me semblent aussi immuables que les combats qu’elles portent, comme en résonnance avec le Chant des partisans[1]. S’inscrivant dans le programme des festivités du centenaire de la HETS, elles viennent rappeler les grandes marches du XXe siècle, de Gandhi à Martin Luther King.
Quelques jours plus tôt. Rendez-vous en fin d’après-midi sur le Bateau Genève, autre lieu emblématique de l’engagement social genevois, pour rencontrer Claude Dupanloup et Nicolas Reichel, deux figures historiques de l’ASC dans le canton. Leur parcours dans l’animation socioculturelle s’est écrit au XXe siècle, mais l’engagement et la conviction profonde imprègnent encore avec force chaque mot, chaque regard et chaque geste durant notre dialogue. Cyril Bron, réalisateur et travailleur social, prend part à la discussion. Pourquoi est-il là ? Pourquoi sommes-nous là ? Car ici se tournent les premiers chapitres de « Terre Commune », un documentaire autour de l’animation socioculturelle à Genève et de son histoire.
Sur la table à laquelle nous sommes assis et autour de laquelle se succèderont des « témoins », foisonnent pêle-mêle photos, archives, livres, manifestes, coupures de journaux dont on s’empare pour illustrer un propos, rappeler un épisode. La Charte cantonale est là aussi, en bonne place. Au fil de l’échange, le léger tangage de la rade chaloupe doucement cet « univers flottant de la mémoire »[2] qui relie deux rives de l’animation socioculturelle : celle des fondements historiques, il y a quelque cinquante ans, et celle de la croisée des chemins en 2018… Au cœur du projet de documentaire, il y a la « volonté de transmettre » un vécu, une réflexion, un regard distancié sur l’engagement des pionniers. Avec un constat sans concession : « Les trois protagonistes[3] [à l’origine du documentaire] désiraient une société + juste + inclusive et + égalitaire. Ils ont projeté leurs rêves sur une toile. Mais ici et maintenant, en 2018, la toile est plutôt tâchée d’une certaine tristesse, comme l’aveu d’un échec »[4]. « Ce que nous avons mis en place n’a pas changé le monde. Le système détourne les gens de ce qui est le plus important : la cohésion sociale » regrette Nicolas Reichel. « Aujourd’hui, nous vivons dans une société du divertissement, dans l’individualisme. Ce qui nous parait une absence de motivation et de projets personnels chez les jeunes » ajoute Claude Dupanloup. Nous voilà au cœur du sujet.
Engagé ici, militant là-bas ?
Une animation militante peut-elle être portée par des salariés ? Y aurait-il un paradoxe ou une inadéquation à être militant et salarié en même temps ?
Au Jardin d’aventures de Plan-les-Ouates (JAPLO), Philippe Reymondin, proche de la retraite, évoque la passion qui a été le moteur de son engagement dans l’ASC. « Parfois trop », dit-il « mais globalement, j’ai pu vivre le partage, la co-création et le collectif car j’ai eu beaucoup de liberté. Grâce à cela, j’ai pu donner la parole aux jeunes, aux enfants, et leur place dans le tissu social ». Se sent-il militant ? Oui, explique-t-il, car il est au service d’une population dont il écoute les besoins et qu’il aide à trouver sa place : « Donner leur place aux adolescents et la défendre est une forme de militantisme ». L’engagement est double car le JAPLO fait partie du réseau InterRob qui défend une certaine vision de l’animation dans laquelle l’enfant peut véritablement tester son autonomie, la prise de risque (accueil libre).
Même ressenti du côté de Donia Chabbouh, animatrice à la Maison de quartier Villa Tacchini depuis janvier cette année. Après une expérience d’animation dans le privé, elle a obtenu son diplôme de travailleuse sociale à la HETS il y a un an. Elle s’est interrogée sur la « militance ». Le mot a mauvaise presse… le militant, c’est l’empêcheur de tourner en rond. Mais pour elle, « l’animation socioculturelle et les actions menées sur le terrain sont intimement liées au contexte politique et socioéconomique. Par la force des choses, et d’autant plus que nous sommes dans un système associatif, on est ou on devient militant dans la manière dont on défend notre travail ou des budgets pour mener des projets de cohésion sociale ». L’animateur serait donc de facto un militant puisqu’il participe et s’engage en faveur d’un changement social.
« Étudiants à la HETS-IES selon la formule « en cours d’emploi », nous caressons l’espoir de pouvoir relever les défis démocratiques qui nous attendent à la fin de notre formation. Nous sommes convaincus que la reconstruction permanente des collectifs implique un engagement éthique, idéologique et militant » revendiquaient ainsi dans un article paru sur anim.ch[5] Laurent Emaldi, Marc Remund et Aleksandr Thibaudeau , aujourd’hui diplômés.
Pourtant, l’animateur est d’abord un professionnel. « Avant de faire preuve de son engagement, l’animateur présente des compétences d’ordre technique et relationnel. (…) Là où le militant s’autorise de lui-même, le professionnel, lui, se réfère à des garanties officielles quant à ses compétences. (…) Il a notamment appris à gérer ses émotions et à identifier ce qui est en jeu dans la relation à l’autre. »[6]
Marielle Ghinet-Nicod, animatrice de longue date à la Maison de quartier des Acacias, situe son engagement sur le sens de l’action et la sincérité dans le travail. « J’ai la chance d’être dans une communauté de pensée avec mes collègues. Ce partage nous amène à nous questionner et à questionner ce que nous faisons pour rester dans la mission, la proximité avec l’autre et pour travailler au service de la cohésion ». Salariée et/ou militante ? « C’est très clair pour moi. Si je suis bénévole quelque part, je suis militante. D’ailleurs, je le suis pour une cause qui me touche et qui est importante pour moi. Mais dans mon travail, je suis une professionnelle avec un temps qui m’est donné. Là-dedans, j’y mets de l’engagement par la manière de mener les actions et par mon adhésion aux valeurs de l’association dans laquelle je travaille. Ce n’est pas un boulot où je fais ce qu’on me dit de faire. Dans le socioculturel, on conçoit ensemble une vision de la société ».
Fraichement diplômé, Romain Scaccia est arrivé à la Maison de quartier de Saint-Jean depuis juin cette année. Venant de la Chaux-de-Fonds, il découvre cette notion d’engagement militant comme elle se vit à Genève. En termes d’horaires, si le cadre de son travail exige de la flexibilité, c’est un engagement qu’il prend volontiers. Il décrypte cependant le militantisme avec un autre regard, « comme une posture idéale, presqu’une dérive idéologique qui peut devenir excluante ». Dans un cadre professionnel, on engage une institution à travers ses actes. Cela impose une certaine vigilance. Il différencie la personne du professionnel et rapproche l’engagement de la question de l’adhésion à un projet en fonction de ses valeurs personnelles. Ainsi, « les engagements militants que j’ai en dehors de mon travail sont importants pour mon équilibre. Ils me permettent aussi d’acquérir des compétences qui peuvent me servir ensuite dans mon travail ».
Animateurs : la fin de l’engagement ?
« Je serais prudente sur cette question », répond Joëlle Libois, directrice de la HETS. « Il y a naturellement une évolution mais elle est continue. Il n’y a ni rupture ni césure majeure. Chaque génération peut au fond faire le même constat : ‘les jeunes ne sont pas pareils qu’avant, etc.’ ». Dans les faits, elle constate que les jeunes qui entrent à la HETS sont très intéressés par le monde du social. Qu’ils sont par ailleurs très engagés dans de nombreuses actions, autour du développement durable par exemple. Mais sous de nouvelles formes, avec d’autres outils et de nouvelles représentations du monde : « l’évolution des enjeux entraine une évolution du type d’engagement et des moyens ». En résonance avec les propos de Romain Scaccia, elle constate qu’en effet, les jeunes ne se reconnaissent plus forcément comme militants dans le contexte de la professionnalité et qu’ils « n’investissent plus tout dans le travail : ils sont engagés aussi dans leur cadre privé ».
Ces évolutions influencent la formation des animateurs, aujourd’hui beaucoup en lien avec la pratique professionnelle. Ainsi, les enseignements s’appuient plus largement sur l’expérimentation par le terrain autour des projets amenés par les communes ou les maisons de quartier. La HETS s’emploie également à développer avec les étudiants sa propre méthodologie de projets, le domaine de l’évaluation participative, le concept de classe inversée, etc.
Transmettre les valeurs ?
Depuis peu à la Villa Tacchini, Donia Chabbouh s’en approprie naturellement l’histoire et l’esprit en travaillant au contact de ses collègues et par le partage d’expériences.
Philippe Reymondin dit son envie de transmettre aux plus jeunes. C’est même une responsabilité qu’il assume en intervenant dans la formation dispensée à la HETS pour témoigner sur le métier d’animateur, son expérience et sa pratique professionnelle, en particulier sur les valeurs de l’accueil libre et sur cette écoute des jeunes. Mais, « comme pour les enfants, la meilleure transmission est inconsciente ».
Aux Acacias, l’équipe est stable parce qu’on veille à maintenir l’équilibre, à rester dans l’écoute, la sincérité et la bienveillance. Les nouvelles personnes qui intègrent l’équipe s’imprègnent de cet état d’esprit et se l’approprient. Du côté de ses jeunes collègues, Marielle Ghinet-Nicod relève parfois des mécanismes « sociétaux » qui incitent à être attentif : « Pour nous il est important que les moniteurs adhèrent et soient touchés par la mission qui nous est confiée, pour qu’ensemble nous puissions mener le travail dans la bonne direction. On s’attache à alimenter, à échanger, à partager et à transmettre par l’expérimentation, la pratique et les bilans que nous tirons des activités. Concernant les jeunes animateurs, il y a des « façons » de travailler les valeurs sur le terrain qui ont des impacts très spécifiques et déterminants ; c’est ici que se joue le travail fin de retransmission qui est, pour nous, un enjeu majeur. Je me suis construite professionnellement comme ça : en partageant beaucoup mes questionnements auprès de professionnels plus âgés ».
À la HETS, Joëlle Libois préfère parler d’éthique qui permet de mettre en discussion les valeurs et de se mettre d’accord sur le sens qu’on leur donne : « Je me réjouis que les choses bougent là autour car ma génération a probablement projeté dans les projets ses propres représentations enfermantes de la démocratie locale. C’est ce que la HETS cherche à faire avec l’évaluation participative : impliquer les populations en les invitant à évaluer la manière dont chacun s’est transformé à travers les projets. C’est le principe même de l’éducation populaire ».
Le pouvoir d’agir : pour les professionnels aussi ?
S’engager, oui mais à condition d’aller quelque part et d’avoir les coudées franches pour le faire. « On ne peut pas travailler si on n’a pas la liberté de créer », explique Philippe Reymondin. Un faisceau de circonstances le permet : les collègues, le comité, le contexte politique ou encore la taille du centre. « Ici [au Jardin d’aventures de Plan-les-Ouates], c’est un magnifique petit espace à l’ancienne. On est mille fois plus libre ici que dans une maison de quartier flambant neuve qui pose des exigences : par exemple, pas de punaises aux murs… ».
D’autres circonstances entravent cette liberté. À commencer par la hiérarchisation professionnelle qui se renforce depuis quelques années « On s’appuie de plus en plus sur un chef d’équipe ou un coordinateur, en particulier quand il y a un conflit à résoudre. On se déresponsabilise alors qu’un conflit est une opportunité de progresser dans une équipe ». L’évolution vers une société de plus en plus normative impose également sa logique de gestion : « on doit de plus en plus rendre des comptes sous une forme inappropriée », regrette Philippe Reymondin. « Depuis plusieurs années, on nous impose des justificatifs sous forme de grilles de chiffres. Ces pratiques introduisent un changement dans notre identité professionnelle, car nous devons faire un travail de gestionnaire qui nous détourne de notre rôle d’acteur social : plus on impose des barrières normatives, plus on atteint le fondement même de la relation et de l’animation socioculturelle ».
Romain Scaccia se familiarise encore avec les fonctionnements de St-Jean. La Maison de quartier est importante, chargée d’histoire. Mais il découvre aussi les temps qu’il faut consacrer à la gestion interne en plus de l’accompagnement de collectifs émergents : « ce n’est pas facile de trouver l’équilibre entre animation pure, ces temps de gestion et le temps à consacrer pour de nouveaux projets ».
L’animation socioculturelle est en difficulté ? « Mais elle l’était déjà dans les années 70 », rappelle Joëlle Libois. « Aujourd’hui, nous avons une chance incroyable avec l’arrivée de Thierry Apothéloz. La création du Département de la cohésion sociale offre une ouverture extraordinaire. Certes, il y a des restrictions budgétaires. Il y en a partout dans le monde. Soyons inventifs et forces de propositions pour retravailler la solidarité et la manière de la mettre en œuvre aujourd’hui ».
Retour sur le Bateau Genève. Le soleil est rasant. Un dernier rayon s’engouffre dans la pièce, éclaire au passage le visage de Claude Dupanloup. L’équipe de tournage s’active soudain pour saisir, à travers un hublot derrière, un plan du lac irradié. « Le film ne dira pas ‘C’était mieux avant’ », expliquent Claude Dupanloup et Nicolas Reichel. « Car nous sommes aspirés vers l’avenir. Nous avons envie de savoir comment il va se construire ». Après le travail de mémoire, la deuxième étape du tournage se poursuivra sur la Terre ferme. Guidés par Vanessa, une jeune animatrice socioculturelle, Claude Dupanloup, Nicolas Reichel et Michel Vuille prendront pied et se feront un chemin dans les pratiques d’aujourd’hui avant de passer en « Terre commune » pour se confronter au regard des nouveaux arrivants.
A chaque génération, ses causes, ses engagements et ses modes d’action. Cyril Bron fait le parallèle avec le cinéma et la Nouvelle Vague : les jeunes s’approprient l’héritage de leurs aînés pour le contester et le réinventer en résonance avec leur époque et ses enjeux.
Alors que les ruptures s’expriment déjà ici et là dans le village planétaire, c’est de « transmission sociale » dont il est question ici : « nous voulons savoir comment les jeunes se projettent dans la suite et comment nous, nous pouvons être utile là-dedans ».
Le tournage de Terre Commune se poursuivra ces prochains mois.
[1] « Ami, si tu tombes un ami sort de l´ombre à ta place. »
[2] Claude Dupanloup.
[3] Claude Dupanloup, Nicolas Riechel et Michel Vuille, à l’origine de nombreux dispositifs d’animation socioculturelle et initiateurs du projet de documentaire Terre Commune.
[4] Extrait du dossier de présentation du documentaire Terre Commune
[5] http://www.anim.ch/?obj=1582&page=675. Consulté en ligne le 27.09.2018
[6] L’animateur entre professionnalité et engagement http://tremintin.com/joomla/index.php?option=com_content&task=view&id=2545. Consulté en ligne le 27.09.2018